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À PROPOS DU FILM J’ACCUSE, PAR MARC KNOBEL

Le film commence ainsi. Devant un large parterre de soldats et d’officiers, dans la cour Morlan de l’Ecole militaire, à Paris, quatre artilleurs marchent au pas. Ils escortent un capitaine de l’armée française, du nom d’Alfred Dreyfus. Puis, il se place devant un huissier qui lit un jugement. Nous sommes le 5 janvier 1895.

Par Marc Knobel, Historien*, Directeur des Etudes au Crif

Quelques mois plus tôt, le 15 octobre 1894, Alfred Dreyfus, un polytechnicien et artilleur de confession juive, était immédiatement soupçonné sur la base d'une ressemblance d'écriture d’avoir livré des documents confidentiels à l’Allemagne. Le Capitaine Alfred Dreyfus est arrêté (interprété par Louis Garrel, dans le film de Roman Polanski). Il est condamné pour trahison à la déportation perpétuelle à l’île du Diable, en Guyane

Ce 5 janvier 1895, donc, derrière les grilles imposantes de l’Ecole militaire, une foule déchaînée scande « Mort aux juifs. » Un adjudant de la Garde Républicaine arrache ses galons, ses boutons et brise son épée. Plus loin, des officiers commente la dégradation. L’un d’entre eux connaît personnellement Alfred Dreyfus. Il était professeur de topographie à l’école supérieur de guerre où il l’avait comme élève. De loin, il décrit la scène à d’autres officiers, avec des mots blessants et outrageants. Il a pour nom Marie-Georges Picquart. Ce rôle est interprété par Jean Dujardin, magistral, éblouissant, tout au long du film. L’acteur épouse le rôle, il est même d’une rigidité extrême, droit dans ses bottes.

En juillet 1896. Ce même lieutenant-colonel Picquart, nouveau chef du service de renseignements, remplace le syphilitique Colonel Jean Sandheer. Picquart prend son service. Dans un immeuble piteux, aussi discret que sale et puant, Picquart est entouré par quelques officiers effacés, quelques indicateurs et de petits voyous.  L’un d’entre eux est l’adjoint de Sandheer. Il a pour nom Hubert-Joseph Henry, que sa hiérarchie qualifie « d’excellent officier sur lequel on peut compter en toutes circonstances. » Merveilleusement interprété par Grégory Gadebois, Henry pousse son zèle trop loin. Menteur, fourbe et profondément antisémite, il fabriquera de faux télégrammes.

Picquart va constater la similitude de l'écriture du bordereau et du petit bleu, un pneumatique révélant une correspondance entre l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris et le Commandant français Walsin Esterhazy.

Dès lors, Picquart ordonne une enquête approfondie sur le commandant Esterhazy, qui est décrit comme un homme criblé de dettes, à la personnalité trouble et aux mœurs dissolues. Picquart se procure également un "dossier secret" et devant l'absence de preuve, Picquart se convainc de l'innocence du capitaine Dreyfus.

Aussitôt, il communique les résultats de ses investigations au général Boisdeffre (interprété par Didier Sandre), chef d'Etat-Major de l'armée, qui lui oppose le fallacieux principe de l'autorité de la chose jugée. A partir de ce moment-là, tout est entrepris pour évincer Picquart de son poste : une enquête est instruite contre lui, il est surveillé, éloigné dans l'Est puis il est affecté en Tunisie.

Mais, il reviendra en France. Tout le film de Roman Polanski tourne autour de ce personnage. C’est au travers de lui et de son rôle, que l’on découvre les différentes péripéties de l’Affaire. Plus encore, le réalisateur dresse le portrait du défenseur de Dreyfus.

D’autres personnages parsèment le film.

A Drumont qui répète dans les colonnes de la Libre parole sa haine maladive des Juifs depuis des années, Emile Zola réplique par un haut le cœur. Zola publie dans Le Figaro du 16 mai 1896, un article époustouflant, intitulé « Pour les Juifs ». Dans l’article, Emile Zola dénonce l’antisémitisme et plaide avec ferveur pour une République fraternelle, capable de dépasser ses divisions et ses haines :

« Là est ma continuelle stupeur, qu’un tel retour de fanatisme, qu’une telle tentative de guerre religieuse, ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, lorsqu’un immense mouvement se déclare de partout vers l’égalité, la fraternité et la justice ! (…) Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse ! (…) Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s'imaginent faire de la justice à coups de couteau. »

L’affaire Dreyfus révèle aussi à Georges Clemenceau une société française qu’il ne connaissait pas, qu’il ne soupçonnait pas. Georges Clemenceau écrit le 27 juillet 1899 :

« Qui ne croyait la barbarie morte entre nous, et qui n’a reculé d’horreur en la voyant revivre ? Qui pouvait prévoir cette haine fiévreuse de l’innocent, ce parti pris de ne rien savoir, ce déchaînement aveugle de passions sectaires ? Qui aurait cru l’état-major embourbé jusqu’au cou dans le crime ? »

Dans le camp des Dreyfusards : Bernard Lazare, Scheurer-Kestner, Georges Clemenceau, Jean Jaurès, Emile Zola, Anatole France, Marcel Proust, Lucien Herr, Emile Durkheim, Léon Blum, et tant d’autres, si clairvoyants, si courageux, si justes … 

Dans l’autre camp, les antidreyfusards affichent ouvertement leur anti-intellectualisme, leur anti-individualisme, leur anti-protestantisme, leur antiparlementarisme. Les antidreyfusards ont le culte de l’armée. Les antidreyfusards font l’apologie d’un catholicisme politique à des fins de cohésion sociale. Les antidreyfusards sont xénophobes et antisémites. 

Justement, l’antisémitisme occupe une place centrale dans l’affaire Dreyfus. Même si des antidreyfusards récusent l’antisémitisme, comme Ferdinand Brunetière, les obsédés de l’antisémitisme populiste – comme Édouard Drumont ou Henri Rochefort –, ainsi que les chantres du nationalisme – comme Maurice Barrès et Charles Maurras – haïssent les Juifs. Leur haine est implacable.

Que disent les dreyfusards ? Ils proclament que l’armée sera respectée lorsqu’elle reconnaîtra le crime judiciaire qu’elle a commis. Ils proclament que l’émancipation de la personne humaine est le propre de l’histoire et ils affirment que chaque être humain est une personne qu’on ne peut sacrifier à une aveugle raison d’Etat.

Mais voilà. Protégé par l'armée et un quarteron de généraux misérables, (Gonse, Mercier, Billot…), Esterhazy (le vrai traitre) se trouve dans une position difficile suite à la publication dans Le Figaro, d'anciennes lettres communiquées par son ex-maîtresse, dans lesquelles il exprime sa haine de la France et son mépris pour l'armée. Le procès Esterhazy s'ouvre. Mais, le commandant est acquitté à l'unanimité par le Conseil de guerre. Révolté et consterné par l’acquittement d’Esterhazy, Emile Zola donnera une nouvelle dimension à l’affaire. Emile Zola publie à la Une de l’Aurore un article en forme de lettre ouverte au président Félix Faure, « J’Accuse ! »

C’est ainsi que pendant près de deux heures, le spectateur suit, voit, découvre, des scènes d’une intensité rare. La reconstitution historique est minutieuse, rigoureuse, impeccable. Le jeu des acteurs est époustouflant. On croirait vivre les pages noires de notre histoire contemporaine. Pourtant, il apparaissait presque impossible de faire figurer dans une fiction cinématographique, les différents épisodes tant judiciaires, que politiques, médiatiques, sociétaux de l’Affaire Dreyfus. Et cette maîtrise en incombe au scénario de Robert Harris. La réalisation de Roman Polanski est exceptionnelle.

Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation annule finalement le jugement de 1894. Le lendemain, le capitaine Dreyfus est réintégré dans l'armée et nommé commandant.

En 1906. Le mot « fin » peut être écrit au bas d’un des chapitres les plus tumultueux de notre histoire. Presque seule, l’Action Française refuse de s’incliner devant l’arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation et la proclamation de son innocence. Alfred Dreyfus demeure à ses yeux un traître et cette réhabilitation, une calamité. De même, lorsque Georges Clemenceau prend la présidence du Conseil en remplacement de Jean-Marie Sarrien, et nomme son ministre de la Guerre, le courageux ex-lieutenant-colonel Picquart, réintégré dans les cadres de l’armée le 13 juillet 1906 avec le grade de général de brigade, cette nomination apparaît pour les nationalistes de l’époque, comme une véritable provocation.

Une des dernières scènes du film captive littéralement.

Le capitaine Dreyfus vient demander audience au général Picquart, ministre de la guerre. Il réclame d’être promu au rang de lieutenant-colonel. Car, s’il fut réintégré dans l'armée, ses années d'emprisonnement ne sont pas prises en compte dans la reconstitution de sa situation.

Picquart argue de difficultés politiques multiples. Puis, s’adressant à Alfred Dreyfus, le général Picquart reconnait brièvement que, sans cette affaire, il n’aurait pas pu devenir ministre. Dreyfus le regarde et droit dans ses bottes et plutôt sèchement, lui répond qu’il a pu ainsi accomplir son devoir de soldat.

Le film, en tout point, peut être considéré comme un chef d’œuvre.

 

*Marc Knobel est l’un des six fondateurs de la Société internationale de l’histoire de l’Affaire Dreyfus, avec Catherine Coquio, Eric Cahm, Jean-Yves Mollier, Michel Drouin et Philippe Oriol. La société a été créée fin 1994.

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