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Orthographe : inclusion ou ségrégation ? (info # 012711/17) [Analyse]

Par Llewellyn Brown © Metula News Agency

L’écriture dite « inclusive » a fait l’objet de nombreux débats dans nos media récemment, et l’on peut s’étonner qu’une poignée d’agités puisse engendrer un tel tollé pour tant de sottises. Si notre Premier ministre semble avoir mis un terme au débat, en recommandant que l’on n’employât pas cette orthographe dans les publications officielles, l’on aurait tort de croire la question close, ou qu’elle soit anodine. Alors que, des années durant, on a beaucoup raillé les manies et les modes américaines, nous en subissons immanquablement les conséquences en Europe. Beaucoup a été dit, quelques remarques peuvent encore peut-être enrichir notre perception de la question.

 

Masculin et féminin ?

 

L’objet du contentieux concerne la représentation, dans la langue, des formes du féminin. Pour ces militants, il s’agit d’assurer la visibilité au féminin dans les noms de métiers et dans les accords grammaticaux. En ce qui concerne ces derniers, ce qui attise l’ire de certains est la fameuse règle : « le masculin l’emporte » quand on réunit des substantifs féminins et masculins. Ainsi, on écrira traditionnellement : « Les garçons et les filles sont grands ».

 

Chacun sait pourtant qu’en langue française, ce que l’on appelle, en grammaire, « masculin » et « féminin » n’a aucun rapport avec le sexe anatomique, comme Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss l’ont expliqué fort clairement dès 1984 dans une déclaration de l’Académie française. Ainsi, les mots masculins (qui ne sont pas mâles) et féminins (et non femelles) ne se livrent aucunement à des entreprises de séduction, ni à des actes licencieux dans les phrases que l’on écrit ou prononce, et même la fonction de « copule » ne fait pas rougir une âme pudique quand elle doit l’employer. On peut penser aussi à la poésie, où rimes dites « féminines » (terminées par un e muet) et « masculines » (toutes les autres) alternent, sans aucun égard pour leur qualité grammaticale.

 

L’absurdité de ces conceptions est donc patente : un homme ne se sent pas castré s’il exerce le métier de sage-femme, ou s’il est recrue, sentinelle, vigie, victime, dupe ou fripouille. Un homme est-il lésé d’être traité comme une personne ? La bite est féminine et le con est masculin : quel désordre pour nos militant.e.s !

 

De surcroît, la répartition des formes « masculine » et « féminine » est différente selon les langues : la mer française est-elle différente de il mare italien ? Quant à l’anglais, il – qui est néanmoins une langue – ignore tout du masculin et féminin, sauf pour les être sexués. La quête d’un redressement de l’équilibre entre les sexes ne connaît pas de limite. Faut-il, en français, conjuguer les verbes au « féminin », comme en hébreu ? Certaines hallucinées revendiquent le droit d’écrire « noues », pour « féminiser » le pronom de la première personne pluriel. Nous ne sommes pas arrivés au bout de l’absurdité et de l’imbécilité : le groupe EÉLV, au Conseil de Paris, clame la nécessité d’ajouter le terme Matrimoine à celui de Patrimoine, pour la journée annuelle du même nom. Et pourquoi pas, ironise Éric Azière (UDI-MoDem), changer le nom des rues de Paris : rue des Entrepreneuses et des Entrepreneurs, boulevard des Capucins et des Capucines !

 

Il suffit donc, en toute logique linguistique, de rappeler qu’il ne s’agit en rien de questions de sexe ou de genre. Le « masculin » est purement la forme « non-marquée » ou « extensive » : il ne porte pas de distinction orthographique, contrairement aux substantifs dits « féminins » pour lesquels on marque l’accord au moyen d’un -e final. Le « masculin » sert tout simplement à désigner des ensembles dans des cas où l’opposition des sexes n’est pas pertinente.

 

Le tout universel

 

Ce qui est en cause est la question développée par Jean-Claude Milner des « touts ». Quand on réunit masculin et féminin dans une proposition, on conjugue les éléments comme une pluralité non marquée. En effet, même en matière de sexuation, il ne s’agit pas simplement d’une question de gender : des rôles sociaux masculin et féminin. Jacques Lacan explique que hommes et femmes se situent tous deux – mais de manière radicalement différente – par rapport à l’identification masculine : souvent dans un couple, par exemple, c’est la femme qui « porte la culotte », et l’on disait bien que Margaret Thatcher était « le seul homme » de son cabinet. En revanche, un travesti ne connaîtra rien de la jouissance féminine : il n’existe pas de symétrie.

 

Comme le montrent ces exemples, la fonction de l’universel permet à chacun de trouver sa place à l’égard de l’ensemble : telle est sa qualité égalitaire. Dans le cabinet d’un gouvernement comme dans la salle de classe, l’individu n’est pas appelé à dévoiler ses penchants intimes, qui peuvent demeurer énigmatiques pour lui, et dont il n’est pas le maître. Au contraire, ils restent hors champ de la collectivité : l’individu vaut seulement pour la manière dont il se décharge de sa fonction.

 

Ségrégation

 

En revanche, opter pour la position contraire, c’est promouvoir la ségrégation, comme l’ont bien souligné Dumézil et Lévi-Strauss, affirmant que la marque grammaticale est « privative », affectant un terme « d’une limitation dont l’autre seul est exempt ». Ainsi, par exemple, si l’on lance, « Les enfants et Guillaume, à table ! » (titre d’un film de 2013), on exclut le dénommé Guillaume de la catégorie des enfants, parmi lesquels il devrait jouir d’une place au même titre que les autres.

 

Tel est le vice qui affecte l’orthographe dite « inclusive », rendue par le « point médian » destiné à rattacher les indications de nombre et de gendre à la queue d’un mot, comme autant de pièces détachées, comme dans étudiant.e.s. Le lecteur est invité à choisir, parmi ces pièces détachées, l’élément qui correspond à sa catégorie. Au-delà de l’inélégance de cette pratique (la prononciation à voix haute est impossible), son ambition à donner une reconnaissance et une visibilité explicite à toute identité sexuée abolit la discrétion permise par l’universel : l’on somme le lecteur d’adhérer à l’une des identités – désormais explicitées – qu’on lui propose. Autrement dit, ce qui sera constamment présent dans le discours est l’identification sexuelle, dite ou tue (dans les formes « neutres »), de l’interlocuteur : chacun est assigné à résidence.

 

Ces pratiques font intrusion dans l’intimité de chacun, de la même manière que le site « ligne azur » – recommandé par le ministre de l’Éducation nationale en 2013 – interrogeait les écoliers sur leur jouissance sexuelle de prédilection. On peut imaginer une extension illimitée à ces étiquettes, sous la pression des lobbies LBGT (etc.), en sorte que les « bi », les « trans », les « gender fluid » fassent tous leur « coming out » (on accumule des barbarismes !), et réclament leur part de visibilité : que leur jouissance intime soit reconnue et cautionnée par la société.

 

Supermarché

 

Pour donner du poids à leur cause, les militants appellent à un retour à des formes linguistiques anciennes, telle la règle de proximité qui prévalait jusqu’au XVIIe siècle, et selon laquelle l’accord se faisait avec le dernier élément d’une énumération, ainsi : « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » (Racine, Athalie). L’on argue que des hommes malveillants avaient déclaré la suprématie du sexe masculin, et la nécessité que celui-ci l’emporte sur la race des femmes. Cependant, ces justifications conjoncturelles occultent les changements opérant au niveau de la société occidentale dans son ensemble, à une époque qui connut l’essor de la science et du capitalisme, qui imposent des lois universelles à tous.

 

L’argument est manifestement indigent : toute modification historique intervient à un moment donné, et chaque génération hérite des actes de ses ancêtres. Nous sommes donc tributaires de ces mutations linguistiques : l’on ne pioche pas dans l’histoire de l’humanité, comme dans les rayons d’un supermarché, pour composer une société au goût du jour.

 

Plus fondamentalement, ce qui est en cause est la suppression de la fonction même de l’universel représenté par la fonction dite « masculine », et que les militants veulent écraser et évincer par tous les moyens possibles. Cet acharnement s’observe dans les diverses entreprises de ségrégation de nos jours, telles que celle des rassemblements organisés par Houria Bouteldja (des indignes, soi-disant Indigènes de la République), ou par le syndicat Sud-Éducation 93, qui organise pour ce mois de décembre des ateliers de « non-mixité raciale ». Au lieu de vouloir libérer les minorités de leur état de ségrégation en leur donnant accès à l’universel, on salue leur mise à l’écart comme une victoire.

 

Le problème concerne le caractère transcendant du langage, exprimé éloquemment par Molière : « La grammaire qui sait régenter jusqu’aux rois, / Et les fait, la main haute, obéir à ses lois »1. Comme le sait quiconque apprend une langue étrangère : dans le langage, on ne trouve pas tout. Formes masculines et féminines ne se répartissent pas de manière égale, et certaines façons de parler ne sont tout simplement pas possibles. Cette impossibilité même nous oblige à respecter une certaine discipline, et à élaborer une certaine dialectique – intellectuellement exigeante et esthétiquement gratifiante – afin de s’exprimer avec élégance. Le terme ouvriers nous fait-il croire que l’on parle seulement d’hommes ? Il suffit d’évoquer ensuite « les hommes et les femmes » dont le sort est en jeu. Quant aux écrivains, ils créent avec les contraintes que le langage leur impose, jusque dans leur chair, non en cherchant à épurer celui-ci de tout ce qui les incommode. C’est seulement en s’affrontant à ce qui leur résiste qu’ils parviennent à nous transmettre un savoir.

 

Pourtant, ces militants exigent que la grammaire se plie à leurs caprices, au risque d’engendrer une frustration illimitée. A force de vouloir que tout de la sexualité soit visible et cautionné par la société, l’on éprouvera d’autant plus l’échec à accéder à une complétude rêvée, où toutes les nuances de son identité sexuelle – ou raciale – seront prises en compte par les représentations sociales. On sera aussi d’autant plus hostile à l’égard de tout ce qui rappellera le caractère violent sans loi du désir, comme cette avocate anglaise outragée par la sexualité exprimée dans « La Belle au bois dormant », où le Prince baise la Princesse, sans son consentement ! Et l’on ne sera pas plus apaisé en « balançant son porc ». Comme l’a souligné Jean-Claude Milner, « là où la société […] règne, toute pensée s’éteint, toute langue se tait, toute oreille se ferme »2.

 

Pour ces militants extrémistes, la langue, la sexualité doivent se dissoudre sans reste dans la forme marchandise, comme si notre vie se déroulait dans les confins d’un immense supermarché, réputé source de tout bonheur. Or à dénier ainsi le désir, on laisse le champ libre à la réelle barbarie. Des militants comme Éliane Viennot jugent que l’écriture inclusive peut faire progresser l’égalité. C’est plutôt l’inverse qui est vrai : il ne suffit pas de faire de la manipulation grammaticale pour transformer le monde, et à force d’écarter la réalité du désir, l’on prépare le retour de la barbarie. Ainsi, on ne voit pas que ces féministes, si virulentes à l’égard de la société dite « patriarcale », soient très actives à dénoncer la barbarie salafiste : le voile imposé aux femmes, les viols, l’excision. Elles demeurent singulièrement muettes. Voire, exigeant la visibilité de toute identification sexuelle, elles affirment que le voile témoigne de la « liberté » pour des femmes d’exprimer leur identité, et de s’arracher à la société des mâles blancs.

 

L’écriture inclusive demeure donc une manie d’idéologues qui, mariés au système, veulent faire croire que tout de notre être est soluble dans le circuit des besoins et de la consommation. On ne saura préserver une part d’humanité qu’en admettant qu’une part cruciale de notre existence demeure réfractaire à toute pacification et harmonie, et que c’est bien cela qui fait notre richesse.

 

 

Notes :

1 Molière, Les Femmes savants, Acte II, 6.

2 Jean-Claude Milner, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, Lagasse, Verdier, 2002, p.  23

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