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Lévi-Strauss, le dernier des géants

 

Cent ans de solitude à travers un âge contemporain qu'il n'aura guère aimé. Cent ans d'une vie sereine et discrète, indifférente à tous les projets de récupération, à contre-courant de toutes les modes. Si Claude Lévi-Strauss a profondément marqué la pensée de son temps, jamais ce dernier n'a recueilli le moindre éloge de la part du grand ethnologue, qui lui a toujours préféré la compagnie des mythes bororo, des opéras de Wagner ou de la prose dix-huitiémiste de Rousseau, le seul maître-penseur qu'il se reconnut vraiment, à l'exception peut-être de l'auteur des «Mémoires d'outre-tombe».

« Il n'y a plus rien à faire: la civilisation n'est plus cette fleur fragile qu'on préservait, écrivait-il dans "Tristes Tropiques" en 1955, le livre unanimement salué par Bataille, Aron ou Blanchot, et qui le révélera au public. L'humanité s'installe dans la monoculture; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave.» Emprise totale de l'homme sur une nature massacrée, destruction accélérée de toute diversité culturelle à travers le globe, ainsi le chercheur désenchanté, qui n'avait jamais envisagé sérieusement de transformer politiquement le monde, a-t-il aussi fini par renoncer à le sauvegarder. «Ce n'est pas pour perpétuer cette diversité que je lutte, déclarait-il ainsi dès 1967, à la parution du deuxième volume des "Mythologiques", mais pour en préserver le souvenir.»

Conserver la mémoire sensible d'une danse nambikwara ou le geste d'une main qui allume le feu, contre une barbarie technicienne et marchande en passe d'imposer partout sa paix blanche et de stériliser tout germe de création spirituelle à venir, c'est ainsi que Lévi-Strauss a modestement conçu son travail. Curieuse situation à cet égard que celle des ethnologues, qui ne doivent l'existence de leur discipline qu'à un colonialisme destructeur de «tout ce à quoi nous attachons du prix», soulignait-il lors de son premier cours au Collège de France en 1959.

C'est sur le conseil de Paul Nizan que le jeune agrégé de philosophie affirmera avoir choisi cette voie comme porte de sortie à l'enseignement. En 1935, à 27 ans, il se retrouve ainsi qu Brésil, découvrant la vie d'«épuisement physique et mental constant» de l'ethnologue de terrain. Un certain absolutisme l'y poussera également. Avec la philosophie occidentale, il aurait eu l'impression de «s'arrêter à mi-chemin», dira-t-il, de se borner aux enceintes mentales bâties par la Grèce et par Rome, à cette civilisation à la fois très tardive et très circonscrite dans l'espace qui, depuis des milliers d'années, s'était servie de la pensée dite «primitive» comme d'un paillasson. Avec l'ethnologie, au contraire, il ambitionne d'embrasser la totalité des expériences humaines connues ou possibles, et ainsi d'«aller jusqu'à l'extrême limite de ce qui était le but même de la philosophie».

A ce donquichottisme revendiqué, Lévi-Strauss, issu d'une lignée juive d'origine alsacienne, consentira parfois du bout des lèvres une autre explication. Comme tant d'autres, ce petit-fils de rabbin versaillais expérimente l'antisémitisme des années 1930. «On m'a traité de sale juif dès l'école communale...» Et encore au lycée, où il répond par le coup de poing. «Se découvrir subitement contesté par une communauté dont on croyait être partie intégrante peut conduire un jeune esprit à prendre quelque distance à l'égard de la réalité sociale, contraint qu'il est de la considérer simultanément du dedans où il se sent et du dehors où on le met.» Une situation qui, si elle le mènera d'une certaine façon au «regard éloigné» de l'ethnologue, ne le poussera jamais au rejet d'une identité française que Lévi-Strauss revendiqua toujours «intégralement et exclusivement». «Je me sens concerné par le sort d'Israël, affirmera-t-il des années plus tard, de la même façon qu'un Parisien conscient de ses origines bretonnes pourrait se sentir concerné par ce qui se passe en Irlande: ce sont des cousins éloignés...»

Revenu du Brésil, le jeune chercheur ne prend pas tout de suite la mesure du danger hitlérien. En septembre 1940, il a même la ferme intention d'occuper le poste au lycée Henri-IV où il vient d'être nommé. «Avec le nom que vous portez, aller à Paris? Vous n'y pensez pas?», l'avertit le fonctionnaire de Vichy chargé d'examiner son dossier. Ce sera donc l'embarquement sur un vieux rafiot pour New York, Lévi-Strauss bénéficiant du plan de sauvetage des savants européens menacés par les nazis initié par la Fondation Rockefeller. Arrivé sur place, son nom pose encore problème... mais cette fois c'est à cause des fameux blue-jeans. On lui conseille de le changer - sans quoi les étudiants «would find it funny» -, et on lui confie sans tarder un cours de sociologie contemporaine de l'Amérique du Sud, dont il ignore alors presque tout.

Ces années new-yorkaises seront d'une fécondité exceptionnelle. C'est là qu'il s'attelle à la rédaction des «Structures élémentaires de la parenté», dépouillant des monographies ethnologiques du monde entier. C'est là aussi qu'il côtoie les surréalistes, Breton, Ernst ou encore Duchamp, qui lui communiqueront le goût des rapprochements abrupts et imprévus, procédé esthétique qu'il transformera en méthode d'analyse. «Nos soirées me faisaient penser, toutes proportions gardées, aux précieuses ou à l'Hôtel de Rambouillet», dira-t-il en 1985, au moment de la parution de «la Potière jalouse». C'est aussi à New York, pendant ces années de guerre, qu'il fera la rencontre intellectuelle décisive, celle du linguiste Roman Jakobson. «Je faisais du structuralisme sans le savoir. Jakobson m'a révélé l'existence d'un corps de doctrine déjà constitué.» C'est une illumination. Une dizaine d'années après son retour en France en 1945, Lévi-Strauss sera devenu la figure emblématique de ce mouvement aujourd'hui encore mal compris.

Le «structuralisme», pour dire les choses simplement, est avant tout une façon de ne pas se laisser duper par le sentiment de l'identité personnelle. A rebours de l'existentialisme sartrien, Lévi-Strauss entre en guerre contre le «sujet», «cet insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique, et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention exclusive». Ainsi se place-t-il résolument du côté de la «rationalité sans sujet» contre les tenants du «sujet sans rationalité». Du marxisme, sa pensée hérite l'idée que toute conscience sociale est trompeuse et que l'existence pratique des hommes conditionne leurs productions psychiques. Du freudisme, celle que même les expressions en apparence les plus arbitraires voire absurdes de l'esprit peuvent être déchiffrées. Ainsi Lévi-Strauss se lance-t-il dans un inlassable décryptage des invariants et tracés obligatoires qui se dissimulent derrière l'apparente infinité des mythes et autres faits culturels.

Au fond, «je suis peut-être un kantien vulgaire», aimait à dire l'auteur des «Mythologiques» quand on cherchait à faire de lui le pape d'une sorte de lubie parisienne formaliste, aux côtés de Barthes et Lacan. Lui faisait remonter les origines de sa théorie à la philosophie naturelle de Goethe et à la linguistique de Humboldt, n'admettant comme véritables frères d'armes en France que Benveniste et Dumézil. On a voulu faire du structuralisme un symptôme de la «pensée 68», s'amusera Lévi-Strauss, «c'était pourtant tout le contraire». La prétendue «mode» structuraliste sera en effet rapidement ensevelie par les courants libertaires, sans parler du retour en force du «sujet» au cours des années 1980, phénomène proprement obscurantiste à ses yeux.

La gauche intellectuelle cherchera à se l'approprier. Hormis une adhésion de jeunesse à la SFIO, jamais Lévi-Strauss ne «s'engagera» cependant, ni ne signera la moindre pétition. Quand toute sa génération se mobilise au moment de la guerre d'Algérie, lui s'engloutit dans un travail scientifique harassant, et c'est une fin de non-recevoir cinglante qu'il oppose à Sartre dans les dernières pages de «la Pensée sauvage». Quelle que soit sa dette théorique assumée à l'égard de Marx, toute sa pensée rejette le révolutionnarisme. «On ne fait jamais une société à partir d'un système. Une société quelconque est d'abord faite de son passé, de ses mœurs, de ses usages: ensemble de facteurs irrationnels contre quoi les idées théoriques s'acharnent.»

La droite cherchera elle aussi à l'annexer, eu égard aux positions jugées conservatrices sur l'université ou l'art contemporain de l'auteur du «Regard éloigné». Elle échouera tout autant. Si la méfiance de Lévi-Strauss à l'égard des naïvetés de l'antiracisme ou les phrases féroces de «Tristes Tropiques» sur l'Islam ravissent aujourd'hui encore quelques farouches tenants du miracle occidental, ils ne surent jamais quoi faire du fondement même de la pensée de l'ethnologue. Une pensée voyant dans la découverte du Nouveau Monde, les massacres qui s'ensuivirent et leurs conséquences sur l'esclavage des Noirs, une déchirante épreuve, telle que «jamais plus l'humanité n'en connaîtra de pareille». Une pensée faisant de la civilisation occidentale une réponse parmi d'autres au problème humain, pas forcément la plus estimable, et de son expansion irrépressible une véritable catastrophe anthropologique.

A son impassibilité politique, Lévi-Strauss avancera une explication. «Plus on se voue à l'ethnologie, plus on prend sur l'histoire de sa propre société un regard assez distancié et on se rend compte que des choses essentielles et dramatiques dans le présent ne compteront pas beaucoup dans la perspective de plusieurs siècles.» Sans doute est-ce la raison pour laquelle sa quête aride a de longue date reçu sa récompense. Celle d'avoir su toucher le point où les querelles du temps s'effondrent de nullité face à la tendresse d'une peuplade amazonienne démunie, à quelques vers d'Apollinaire, ou à la beauté immémoriale d'un chant du Pakistan oriental.

Aude Lancelin

Né le 28 novembre 1908, Claude Lévi-Strauss est mort dans la nuit du 30 au 31 octobre 2009.

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