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Une enfance privilégiée, par Randolph Benzaquen

 

Depuis le premier jour, j’ai voulu voir la vie, avec tellement d’empressement que je suis sorti à huit mois. Je n’allais tout de même pas rater le débarquement allié de juin 1944. J’ouvre l’œil ce 24 Mai 1944 à Casablanca et j’estime être né sous de bons auspices, en tout cas sous des auspices très particuliers. L’Allemagne nazie recule sur tous les fronts. Un vent de renouveau flotte dans l’air et particulièrement pour les juifs. En 1945, on découvre les camps et des corps qui montrent l’indicible. Plus tard, cela influencera mon caractère : un juif qui s’exprime librement, la tête haute. Plus jamais ça ! Menés comme des moutons à l’abattoir ! 
Mes premières semaines ont été difficiles. Après trois grossesses rapprochées et les enfants en bas âge, ma mère était fatiguée, son lait s’était appauvri et je restais maigre et fripé. Il était difficile de trouver des aliments appropriés et surtout du lait. Voyant cela, mon père a fait l’acquisition d’une crèmerie et avec l’arrivée des américains qui amenaient l’opulence, je me suis transformé à vue d’œil, peu à peu mes couleurs sont revenues, mes joues se sont remplies et ma peau a comblé les vides. Les amies de ma mère pouvaient enfin la complimenter sur son bébé. Comme elle m’appelait ‘’mi rey’’ (mon roi), elles lui demandaient pourquoi elle m’avait donné un prénom de fille, ‘’Mireille’’.
Le débarquement allié a eu lieu au Maroc, la vie s’est améliorée sensiblement. Mais je reconnais que c’est une chance que mon père ait choisi ce pays. Pendant cette période trouble le Maroc a été épargné de la plupart des horreurs que le monde subissait et en tant que juifs, nous avons bénéficié d’une protection que peu de pays à l’époque auraient eu le courage de concéder. 
Le sultan Mohamed V qui n’avait manifesté aucune sympathie pour l’Allemagne hitlérienne a protégé les juifs de tout antisémitisme. Lorsque les allemands, appuyés par le gouvernement pétainiste avait réclamé que les juifs du Maroc soient tous recensés, Mohamed V, avec un courage monstre à l’époque, avait répondu : « Il n’y a pas de juifs, il n’y a que des marocains. » Tout en précisant : « Si vous maintenez cette disposition, prévoyez cent cinquante étoiles jaunes supplémentaires pour les membres de la famille royale ! » A la suite de cela, pour protéger les juifs, les autorités marocaines ont demandé que toutes les étoiles de David et les enseignes juives avec la mention casher dans le mellah, le quartier où habitaient les juifs, soient enlevées. Ainsi les allemands n’avaient plus aucune prise. Comme de plus nous étions britanniques et que l’Angleterre n’avait pas capitulé, nous étions doublement protégés. Pendant la guerre, en 1942, mon père avait été déporté en tant que britannique en résidence surveillée à Meknès. Ma mère lui rendait parfois visite. Elle se déplaçait donc en train jusqu’à Meknès avec mes frères Albert trois ans et Ralph intenable deux ans, enceinte de ma sœur Elisabeth. Alors qu’elle se trouvait à Meknès, une voisine juive d’Europe centrale lui téléphone de Casablanca pour lui annoncer que les allemands réquisitionnaient sa maison en tant que juive. Sans un soupçon d’hésitation, Doris a refait le voyage en sens inverse et s’est immédiatement rendue à son domicile. Effectivement les militaires allemands étaient là. Sans perdre son sang-froid, en anglais elle leur expliqua que c’était criminel de mettre dehors une femme enceinte mère de deux petits et dont le mari de surcroit était dans un camp. Après une courte réflexion, l’officier allemand a claqué des talons, salué en disant que c’était un regrettable incident. La maison s’est libérée en quelques minutes. Ma mère n’en revenait pas. Comme quoi on ne peut pas mettre la même étiquette à tous les allemands. Cet officier s’était comporté d’une façon très noble. Je ne sais pas si le résultat aurait été le même si Doris n’avait pas eu ce cran et si elle n’avait pas été aussi belle. Mais c’est vrai qu’elle s’était défendue comme une lionne qui voit ses petits en danger.
Depuis quelques mois, le climat dans Casablanca s’était détendu après le débarquement en Novembre 1942 des troupes anglo-américaines sur les plages de Casablanca, Fedala et Mannesmann. Le général Nogues, Résident Général de France, fidèle au Maréchal Pétain décida de résister aux forces américaines. Une grande bataille  surtout navale s’ensuivit et fit rage pendant trois jours occasionnant de nombreux morts. Les Américains furent contraints de couler le puissant cuirassier Jean Bart qui continuait à lâcher des obus.
La France libre avait repris le contrôle de l’administration.
Dans les rues les Américains apportaient avec eux un air de fête. Un souffle qui depuis plusieurs années avait disparu.
De leurs gracieuses petites jeeps ou des gros camions 6x6, les militaires lançaient à la foule des chocolats, des chewing-gums, des cigarettes qui enflammaient les enfants après les longues privations. Leur musique aux sonorités nouvelles exprimait la liberté retrouvée. Même leur petit bob nous les rendait sympathiques et par n’importe quel moyen on tentait de s’en procurer. Ils apportaient avec eux un je ne sais quoi qui respirait la liberté que la guerre avait fait fuir. Les jeunes filles s’enorgueillissaient lorsqu’elles se promenaient dans la rue main dans la main avec ces militaires dont l’attitude semblait beaucoup plus insouciante. Nombre d’entre eux n’ont pu résister au charme des femmes et sont repartis mariés vers leur pays natal. 
Casablanca était une ville très particulière, de taille respectable mais à l’échelle humaine. Ses rues, ses jardins, sa circulation, ses constructions faisaient qu’elle portait bien son nom. C’était une ville attachante et cosmopolite où la guerre n’avait pas vraiment étiré ses tentacules. Ah ! Ces souvenirs toujours présents en moi. Ne serait-ce que par ces gens simples qui sillonnaient les rues.
Nous habitions rue Monge, une petite rue tranquille à cent mètres du Petit Lycée. Les voisins étaient agréables. Il y avait des Français, des Espagnols, des Italiens, des Américains, des juifs Marocains. Les Marocains musulmans habitaient plutôt dans la médina. Mon enfance a été protégée des horreurs de la guerre que l’Europe subissait. Il y a dans toutes choses une part de hasard ou de chance auquel nul être ne peut échapper. Je l’ai eue cette chance, de naître au Maroc. Maroc qui a su ne pas rentrer dans la folie meurtrière et qui m’a donné une enfance insouciante. Le Petit Lycée où je me rendais à pied vu la proximité, jouxtait l’école du Centre et à eux deux formaient un édifice imposant. L’enseignement y était sérieux et de niveau élevé. Les professeurs étaient consciencieux et nous imposaient une bonne discipline. On rentrait en rang par deux dans les salles de classe, et on prenait place devant nos pupitres. Sur chaque table il y avait deux petits encriers en porcelaine blanche remplis d’encre violette. Chaque élève avait son porte-plume avec plume Sergent Major à l’écriture plus délicate que la plume gauloise qui marquait trop les pleins et les déliés. C’est dommage, je regrette beaucoup de ne pas avoir conservé ma collection de buvards  ornés de belles publicités, comme celle des peintures Sadvel : ‘’Les années passent, Sadvel reste.’’ Pendant la récréation, nous jouions à des jeux simples, aux billes, aux osselets, aux noyaux d’abricots, aux capsules de bouteilles. A marteau-ciseau, j’étais imbattable. J’avais toujours les poches pleines d’objets hétéroclites, tant et si bien que ma mère m’avait confectionné une bourse en toile où je mettais tout mon bric à brac que je transportais comme si j’avais de l’or. J’adorais rapporter à la maison les ‘’Bon Point’’ que le maître nous donnait lorsque nous avions de bonnes notes. Contre dix ‘’Bon Point’’ nous obtenions une image. Je préférais de beaucoup le paquet de ‘’Bon Point’’, cela me rendait plus fier. Devant l’école, il y avait toujours des petits vendeurs de cacahouètes, de pépites, de pois-chiches, de morceaux de noix de coco, mais mon préféré était le vendeur de nougat surnommé ‘’Jimmy nougat’’.  J’ai encore en tête le bruit qu’il faisait en tapant sur sa barre de métal. Le vendeur de barbe à papa avec sa carriole me fascinait lorsqu’il enroulait le nuage de sucre sur le bâton. Ma sœur Elisabeth, ma compagne de jeu adorait les réglisses en colimaçon, les piroulis et surtout les chewing-gums ballons Bazooka. Elisabeth était grande, gracile, garçon-manqué, une des meilleures pour grimper aux arbres et prête à me protéger lorsque nous jouions dans la rue. La rue était notre terrain de jeu, il y avait si peu de voitures que les risques étaient minimes. Parfois les ‘’Chabaconnais’’ (auxiliaires de la police) passaient et nous faisaient une remarque. Je ne sais pas d’où vient ce nom, soit il veut dire : je ne connais pas, prononcé avec l’accent ’’j’a bas connais’’, soit et je pense que c’est la bonne version ‘’ça va cogner’’ que les français leur avaient enseigné. A certaines périodes de l’année,  nous faisions le ‘’tour de côte’’ pour admirer le coucher du soleil dans la jolie Mercury au toit transparent de mes parents. Bien entendu nous nous arrêtions pour manger des ‘’tchumbos’’ (figues de barbarie), et des maïs grillés ou bouillis. Mon père surveillait du coin de l’œil les sièges pour qu’on ne salisse pas sa belle américaine. Nous, nous nous régalions tout en regardant passer le vendeur de ballons aux couleurs multicolores.

Près du zoo d’Aïn Sebaa, nous chantions dans la voiture :’’Du côté du zoo, du côté du zoo’’. Mon père était patient, mais lorsque nous l’exaspérions, il lui arrivait de balancer sa main en arrière, sans regarder car il conduisait, le coup retombait sur le plus proche. La place entre les deux sièges était maudite, personne ne la voulait.
J’aimais entendre le son du klaxon, feutré comme une note de jazz. Ce n’est qu’à cette époque que les klaxons des voitures ont eu cette sonorité.
Nous étions enthousiasmés lorsque dans la rue nous croisions le dresseur et son petit singe à qui il disait : ‘’Ti fire comme li viaux jouif qui demande l’arjeann’’ et le petit singe de s’exécuter en musique, en se courbant main tendue pour récolter les pièces. ‘’Ti fire comme li jouif  qui a mangé la dafina et le singe s’allongeait sur le sol en se frottant le ventre.
Je revois encore le livreur de blocs de glaces qui remplissait les glacières. Cette charrette rouge tirée par deux beaux chevaux qui n’oubliaient jamais d’arroser la rue de leur urine odorante, les crottes nous plaisaient plus car lorsqu’elles séchaient nous aimions leur odeur.
Le livreur, aidé d’un énorme crochet, portait ces gros blocs sur les épaules parfois jusqu’au quatrième étage de l’immeuble. Quand les Bambaras passaient près de chez nous en gesticulant en musique, nous avions peur et allions nous réfugier dans l’entrée de notre immeuble. J’en profitais pour serrer très fort Connie dans mes bras. Une petite américaine dont je parlerai tout à l’heure.

Ma mère ne manquait jamais le petit Espagnol, vendeur de ‘’monas’’ (brioches) et surveillait son cri : ‘’La mona, la mona madame. La petite mona’’ Avec l’accent. Parfois le matin, comme un oiseau, le rémouleur nous accompagnait de sa musique mélodieuse qui flottait dans l’air et semblait tout apaiser. Le soudeur de métaux que l’on entendait de loin car il tapait sur une casserole pour se faire annoncer.
Le vendeur d’ails qui criait : ‘’A di l’ail’’. Le vendeur de fumier qui annonçait : ‘’lifumépoujadin’’. Le vendeur de poissons qui chantait : ‘’ Brochi, crabibo yal boulbo’’. Le vieux-habits avec son ‘’biieuu’’. Le vendeur d’eau, avec son outre en peau de bouc, ses tasses en cuivre et son joli costume typique.
Et j’en oublie de ces hommes qui ont, sans que nous nous en rendions compte, rempli nos souvenirs et peuplé notre vie.

Souvent, nous prenions des calèches pour nous déplacer, autrement plus sympathiques que les taxis. J’aimais regarder les petites Jeep américaines quand elles nous doublaient. Elles étaient gracieuses comme des jouets.
 J’adorais les pierres à feu qu’on lançait sur le sol pour les faire crépiter. J’avais l’impression de contrôler la foudre.
 Non loin, près des douches Laredo, rue Lacépède, habitait Haïm la Force. On racontait qu’il était capable d’arrêter deux chevaux avec les dents.

Au rez-de-chaussée de notre immeuble, un capitaine de l’armée Américaine vivait avec sa famille : les ‘’Quillen’’, ses deux filles Connie et Nancy étaient deux jolies petites blondes. Malgré mes dix ans, Connie fut mon premier flirt.
Nous partions dans leur station-wagon américaine à la base de Nouaceur et là, je restais émerveillé par ce petit bout d’Amérique. C’était pour moi le modernisme. Les supermarchés, les jeeps, les glaces, les congélateurs géants, les belles voitures américaines, les Ray Ban, les jeans, la musique country dans l’air, les Dallas, les gens plus décontractés.
A chaque fois que j’y retournais, c’était la fête.
Radio Nouaceur nous permettait d’écouter les derniers tubes avant l’Europe : Elvis Presley, Little Richard, Jerry Lee Lewis, Eddie Cochran, Fats Domino, les Platters et tant d’autres.

Plus tard, nous nous déplacions en Solex et je n’oublie pas que pour aller plus vite, nous faisions pression sur le pneu avant en poussant la barre en fer du moteur. La place Bel Air et la rue Ollier étaient notre circuit pour course de Solex.
Ah ! Le bal des ‘’Provinces de France’’ qui réunissait des milliers de gens. Nous dansions sur des estrades et jouions à des dizaines de jeux. Peu à peu, ces ‘’Provinces’’ de France n’ont fait que se réduire avec le temps.
Et la foire Internationale, grandiose avec ses dizaines de stands et surtout ses jeux les plus mirobolants. Je ris encore en me rappelant les cris pour attirer la clientèle : « Errbah, errbah ! A ghanier la poupée. Qui n’a pas gagné, va gagner.
Qui n’a pas eu, va eu. Tout c’qu’il est pas rouge, il est noir. C’est la chance qui danse. La maison du bonheur. »
Cinquante ans plus tard, je le chante encore avec nostalgie.

Se souvient-on du géant, qui se déplaçait dans une quatre chevaux, assis sur le siège arrière ?
Et de la vieille Russe extrêmement maquillée qui sillonnait les rues, habillée de fourrures, de toque et de foulards bariolés en plein été.
Je n’oublierai jamais la baleine exposé en plein quartier  ‘’Liberté’’. J’avais été ébloui par la taille de cet énorme cétacé pêché près des côtes marocaines. Son ventre strié de longues bandes ressemblant à de la tôle ondulée était interminable. Comment une bête de cette taille pouvait exister ! 

J’en arrive au Maarif avec ses quatre cinémas : le Rex, le Mondial, le Familia et le Monte Carlo. Pour nous y rendre nous passions devant les maisons basses occupées par les Espagnols. Souvent, sur le trottoir les petites vieilles, tricotaient assises sur des fauteuils en rotin. On se croyait dans un village du sud de l’Espagne.
A l’église, nous allions écouter l’orgue, tout près de l’école tenue par les religieuses.

Le week-end, souvent nous partions nous baigner soit au port de Casablanca à la jetée de Lure, soit à Fédala pour profiter de sa quiétude.
Nous allions voir de prestigieux chanteurs comme Les Platters et Charles Aznavour aux arènes de Casablanca ou au théâtre Municipal.
Je n’ai pas parlé du boulevard de la Gare, avec ses boutiques de grandes marques, ses librairies, ses cinémas, ses immeubles stylés, son salon de thé : ‘’Au Roi de la Bière’’, son marché Central au charme ancien et ses palmiers qui lui donnaient beaucoup de prestance.

Casablanca était une ville qui avait du caractère.

 

Randolph Benzaquen

<randolphbenzaquen@hotmail.com>

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