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Le nez du Khalife, par Bob Oré Abitbol

 

 

Dans notre quartier où vivaient en majorité des familles juives, un personnage, musulman, s'était installé : Le Khalife. Un homme au passé trouble et mystérieux qui, d'après les rumeurs avait été un redoutable terroriste pendant la lutte pour l'indépendance du Maroc. Grand, fort, de petits yeux cruels, des cheveux courts, un front considérable et un  nez énorme, piqué, vérolé, majestueux, qu'on voyait en tout premier, avant toute chose. Oui vraiment, une espèce de géant impressionnant!

Sa maison néo-mauresque, un palais aux lourdes portes avec jardins intérieurs, semblait incongrue dans cette rue aux maisons classiques, badigeonnées à la chaux, et d'une architecture plutôt modeste pour ne pas dire quelconque.

Ma mère, qui connaissait bien l'ancien propriétaire, monsieur Benjelloun, un homme affable, de grande sagesse bien que viscéralement avare, l'avait présenté au Khalife en la couvrant de compliments et d'éloges.

Nous vivions dans cette rue Lusitania, rue très célébrée ici, en harmonie relative avec les musulmans, chacun reconnaissant ses limites, ses restrictions, ses prérogatives, ses craintes  sourdes mais bien présentes, sans exclure une certaine amitié et même, pourquoi ne pas le dire, dans certains cas, une affection mutuelle profonde et sincère !

Nos voisins immédiats étaient  presque tous musulmans : les Benjelloun, les Chraïbi, les épiciers, le propriétaire du four, nos bonnes, les différents marchands qui fréquentaient ou travaillaient dans notre rue et avec lesquels nous vivions en bonne entente.

Des gardes du corps surveillaient la maison du Khalife vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un va-et-vient continuel animait cette portion de la rue.

Des politiciens, des ministres, des quémandeurs, des anciens terroristes et que sais-je encore venaient et repartaient discrètement.

Un jour que nous étions invités chez lui, un grand honneur, j'avais pu compter jusqu'à vingt domestiques: petites jeunes filles aux yeux baissés, vieilles dames édentées qui nous regardaient avec un grand sourire, jeunes hommes au fez rouge allant et venant d’un pas pressé un plateau, chargé de boissons,  de fruits ou de gâteaux faits maison.

Un gardien à moustache, un fez sur la tête, noir comme du charbon, l'air terrible, était assis à l'entrée, un martinet à la main qu'il secouait de temps en temps pour éloigner les mouches. La maison sentait le suif, le jasmin et la fleur d'oranger. Des femmes, le harem du patron sans doute, regardaient furtivement par les fenêtres. Quand il n'était pas voilé, leur visage apparaissait marqué de fins tatouages bleus  Leurs yeux, au regard lumineux, étaient cerclés de khôl; leurs cheveux avaient la couleur chaude du henné.

À l'heure du déjeuner, les hommes se mirent à table, les femmes à une autre. Un samovar d'une main, une serviette de l’autre, un domestique nous fit laver délicatement les mains; l’eau tiède était mélangée à de la fleur d'oranger. Comme j'étais très jeune, j'accompagnais ma mère à table. Les plats se succédaient rapidement. Une pastilla d'abord, douce amère, recouverte de sucre glacé et de cannelle étaient servis suivie de poulets aux olives, de tajines d’agneau aux raisins et aux amandes et évidemment un couscous géant portés par deux cerbères. Des raviers de salades diverses colorées et appétissantes étaient disposés harmonieusement sur les tables basses.

Nous étions assis sur des coussinets aux couleurs chatoyantes, des poufs en cuir à la lourde odeur de mouton, rouges, verts, noirs et toujours en filigrane, de fins traits d'or; ils mettaient de la gaité dans ce hall que la mosaïque aux dessins géométriques complexes rendait un peu froid.

Aux murs, des arabesques fantastiques en plâtre que des artisans minutieux avaient gravées patiemment pendant des mois. Le bois des plafonds aux teintes délicates s'entrecroisait et créait une harmonie du meilleur effet.

Des extraits du Coran chantant la gloire et la grandeur d'Allah étaient inscrits en lettres d'or sur les poutres ou incrustés dans le plâtre des murs, savamment intégrés au dessin.

Les hommes se servaient les premiers, ils mangeaient à même le plat placé au centre, avec leurs doigts, de manière experte; avec le pouce, l'index et le majeur, ils arrachaient un morceau de poulet ou de mouton enrobé de couscous ou de riz, le faisant rouler entre leurs doigts et l'avalaient d’un geste preste et précis. Une fois repus, les hommes passaient le plat aux femmes qui se servaient à leur tour et la même opération se répétait jusqu'aux derniers serviteurs.

Après les salades et  le méchoui croustillant, un mouton entier qu'on avait grillé en notre honneur, puis les poulets aux citrons confits on passait aux desserts puis au thé à la menthe. C'était toute une cérémonie. Les tables étaient rapidement débarrassées. Des gâteaux de toutes sortes s'amoncelaient sur les tables, gâteaux au miel, loukoums, nougats et autres mignardises frivoles.

Les hommes s'entretenaient à mi-voix mystérieusement. De temps en temps, s'échappaient de grands éclats de rire et la conversation reprenait. Je regardais, fasciné, subjugué par tout ce spectacle. Nous vivions côte à côte, dans des mondes bien différents, étrangers dans un même pays, dans une même ville, dans une même rue.

Il y avait bien sûr entre nous des affinités, une manière bien orientale de voir les choses, de les ressentir. Mais nous n'étions pas vraiment Marocains. Nous le sommes devenus bien plus tard, dans d'autres pays, sous d'autres cieux. Ailleurs, nous avons dû assumer une identité qui n'avait jamais vraiment été la nôtre. Là-bas, nous étions des « Juifs marocains ». Disséminées, diasporisés  à travers le monde nous sommes devenus  à notre corps défendant parfois des « Marocains Juifs », des «Sépharades».

Une jeune fille, les jambes entrecroisées, effeuillait de la menthe. Une bouilloire en argent crachait un large bouquet de fumée; elle fit danser quelques instants l'eau bouillante dans la théière pour la rincer, puis la rejeta dans une cuvette à proximité.

Une grande sérénité régnait dans la salle. Quelques-uns, parmi les hommes, fumaient le narguilé; seuls les rires étouffés des femmes troublaient le calme du moment. Ma mère animait la table des femmes et amusait tout le monde. Comme je ne comprenais qu'à moitié, je ne riais qu'à demi.

Les musulmans, qui se targuent d'être hautement civilisés, mettent à contribution tous leurs sens dans leur action de manger ou de boire. Toucher, écouter, voir, sentir, goûter est donc important et ils le font le plus souvent, à chaque occasion !

Une musique lancinante et douce venant de nulle part et de partout à la fois se mêlait à celle d'un jet d'eau. Au milieu des orangers, des jasmins  et des fleurs exotiques le soleil filtrait à travers la verrière.

D'un grand geste large, la jeune servante versait le thé dans un verre, le reversait dans la théière deux ou trois fois afin que le mélange des ingrédients s’accomplisse, avant de nous tendre le verre fumant avec un col blanc de mousse. On dit alors qu'il porte le turban. Un parfum de menthe fraîche se répandait à travers la maison, le patio, le jardin et c'était bon. Bien des années plus tard, lors d'un voyage au Maroc, j'ai retrouvé chez ces notables cette hospitalité qui existe naturellement dans le pays, chez les plus nantis comme chez les plus humbles et les plus démunis.

Lorsque ma mère invita à son tour le Khalife, ce fut tout un événement! Pendant près de trois jours, une grande activité régna dans notre petit appartement. Comme j'aimais l'air de fête et l'atmosphère qui flottaient dans la maison à ce moment-là !

MmeChocron, MmeDahan, MmeAmzallag venaient aider. La protection du Khalife était importante pour tous ! Pendant que l'une nettoyait les amandes, l'autre hachait la chair blanche et moelleuse des noix de coco. Ma mère semblait se multiplier, elle était partout à la fois, omniprésente et efficace. Ici les tomates et les piments pour la salade cuite, là, le caviar d'aubergines à l'ail, le rôti, les poulets, les boulettes de viande aux oignons et aux raisins secs ! Il y en avait pour tous les goûts, notre cuisine judeo-marocaine cependant très différente de celle des musulmans.

— Non ! Vous ne pouvez pas vous mettre à table, nous avait-elle dit, vous allez vous moquer du nez du Khalife et Dieu sait dans quel pétrin vous allez me mettre !

À force de plaider et de supplier, et de promettre que nous nous tiendrons bien, elle avait fini par accepter notre présence sous condition.

-À neuf heures, tout le monde au lit !

Nous avions juré sur la vie-du-Bon-Dieu, sur la vie-de- Michel et tout et tout, et pendant que les derniers préparatifs avaient lieu, nous commencions les nôtres. Notre beau pyjama à rayures en flanelle utilisé pendant les fêtes de Pâques ou éventuellement le Shabbat (nous dormions d'ordinaire avec nos slips “Polichinelle” dont ma mère réparait régulièrement l'élastique rompu en l'enfilant à nouveau avec une épingle à nourrice), de l'eau sur nos cheveux qui dégoulinait sur le front et sur les tempes, nos petites pantoufles à carreaux de chez Bata, nous étions fins prêts.

Le Khalife est arrivé en grande pompe, accompagné de ses gardes du corps. Il fit de grands gestes, embrassa mon père, homme humble et timide, puis ma mère qui avait les joues toutes roses d'excitation et aussi sans doute d'avoir passé la journée à la cuisine. Il nous secoua les cheveux et, tant pis pour lui, se mouilla les mains au passage. Il avait les épaules et la tête au-dessus de tout le monde, le géant, et son nez proéminent  était effectivement quelque chose à voir ! Mais nous avions promis  et malgré notre envie de fou rire, nous nous sommes bien tenus!!!

Les plats se succédaient rapidement, une belle animation régnait.

- Jid chouia, ajoutez, je vous en prie!

- Allez, encore un peu!

De temps en temps, mon père racontait une histoire drôle qui faisait s’esclaffer tout le monde.

Exceptionnellement, nous nous tenions sagement, à cause peut-être du colosse qui nous faisait peur. Il avait dit à ma mère très fière :

- Tbarkelah, MmeAbitbol, vous avez des enfants magnifiques !

Malgré cela, vers neuf heures, elle tapa des doigts comme une Marquise et nous dit d'une voix très «comme ça» :

-Allons les enfants, au dodo ! Au dodo !

D'ordinaire, nous étions traités à la pantoufle; ma mère nous administrait quelques bons coups avec, histoire de faire circuler le sang, disait-elle, théorie que je n'ai jamais pu vérifier. Comme il fallait jouer le jeu, sous peine de représailles ultérieures, nous avons embrassé tout le monde gentiment, y compris le Khalife et son gros nez.

Notre maison était si petite que seul un minuscule couloir séparait notre chambre de celle où avait lieu le «fastueux» dîner, de sorte que nous pouvions tout entendre. Les histoires devenaient plus grivoises, l'atmosphère s'était détendue, Son Excellence le Khalife passait une bonne soirée.

Ma mère ravie, enfin rassurée et débarrassée des enfants, fît servir le thé et le café. Sur la table, des assiettes pleines à craquer de macarons, de cocos, de noisettes au chocolat bien disposés sur des napperons de fine dentelle en papier. Dans le sucrier en argent qui ne servait que pour les fêtes ou les soirées exceptionnelles comme celle-ci, il y avait une pincette également finement ciselée en argent. Ma mère rassérénée et finalement décontractée  prenant délicatement cette pincette entre ses doigts et, voulant servir le grand homme,  lui demanda en le fixant droit dans les yeux :

— Excusez-moi, monsieur le Khalife, combien de sucres dans votre nez ?

 

©Bob Oré Abitbol

 

boboreint@gmail.com

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