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Les passerelles culturelles de Georges Ifrah, chantre d'un universel et d'une tolérance bien compris

 

Par Hélène Keller-Lind

 

Mathématicien hors pair au parcours exceptionnel, érudit féru d'histoire, se réclamant d'une triple culture juive, arabe et occidentale, Georges Ifrah donnait une conférence remarquée début avril à la Grande Mosquée de Paris sur le thème de l’histoire des sciences arabes médiévales à l'occasion du Séminaire Science et Islam organisé par l’Institut al-Ghazali de la Grande Mosquée et l’Université Interdisciplinaire de Paris. Sciences arabes au caractère universel ayant des liens étroits avec les mondes chrétien et juif.

Imaginez un professeur de mathématiques qui, soudain, ne trouve pas de réponse à une question posée par un élève et qui, dès lors, se remet totalement en question et, faisant table rase, décide de se réapproprier ce savoir en parcourant le monde, ses musées, ses instituts, ses universités, rencontrant ses savants, ses érudits, ses enseignants. Utilisant pour ce faire cette triple culture qu'il a acquise de par sa naissance dans une famille juive de Marrakech et ses études à l'Alliance Israélite puis à la Mission Universelle et Culturelle Française, ou encore ses facilités avec les langues, condition essentielle de ce tour du monde du savoir. Ce professeur redevenu mathématicien, devenu érudit féru d'histoire, au sens le plus large, et de culture, qu'il estime universelle et transcendant toute appartenance, c'est Georges Ifrah. À qui l'on doit un ouvrage exceptionnel, une « Histoire universelle des chiffres » publiée en 1981 et dont une édition revue, corrigée et augmentée est parue chez Robert Laffont dans la Collection Bouquins en 1994. Un ouvrage traduit en plus de trente-cinq langues et dont l'importance fut reconnue par nombre de représentants de la communauté scientifique.

 

De véritables « symbioses arabo-islamo-judéo-chrétiennes »

 

L'un des sujets qu'il a ainsi étudiés, sans perdre de vue son credo central qu'est l'universalité de l'intelligence humaine, au-delà de toute appartenance ethnique, est l'histoire des sciences arabo-musulmanes à la période médiévale. Qu'il replace, bien sûr, dans leur contexte, avec l'apport essentiel des chrétiens d'Orient, eux-mêmes empreints de la culture grecque ancienne qu'ils rendirent accessible en la traduisant en arabe. C'est grâce à eux, dit Georges Ifrah, que « la langue arabe est devenue une langue scientifique internationale ainsi qu’un puissant relais entre tous les penseurs et les savants de cette même sphère géographique. Et ce sont précisément ces chrétiens-là, réfugiés en Perse ou installés en Mésopotamie, qui recueilleront et transmettront en langue syriaque puis en arabe les héritages culturels, arithmétiques, algébriques, astronomiques et scientifiques de l’éblouissante civilisation indienne… »

 

Autre groupe indissociable qui participa à l'enrichissement et au rayonnement de ces sciences : les Juifs. Qui, dit-il, « sans rien perdre de leur identité, sauront s'intégrer en s'adaptant à l’Empire arabo-musulman et qui, en étant tantôt les maîtres tantôt les disciples ou les condisciples des savants et intellectuels musulmans ou chrétiens, participeront activement eux aussi à cet immense travail collectif. » Il ajoute qu'on doit aux Juifs « l’universalisation de la science arabe », car ils apportèrent « leur propre contribution majeure à l’histoire de l’humanité grâce à leur universalisme et à l’échange entre les différentes communautés juives dispersées à travers les contrées orientales et les divers pays d’Europe ». S'y ajouta un autre rôle essentiel, celui de traducteur.

 

C'est ainsi, explique-t-il, que se sont élaborées à cette époque et dans cette sphère géographique médiévale de véritables « symbioses arabo-islamo-judéo-chrétiennes » contribuant de manière essentielles à l'élaboration du « patrimoine culturel et scientifique de l'humanité toute entière ».

 

Son enthousiasme pour la période ne le rend pourtant pas naïf et s'il prône la tolérance, elle doit, dit-il être vécue dans l'égalité de tous, hommes et femmes, de toutes appartenances, et doit se manifester dans des « dialogues d'égal à égal, exclusivement positifs et constructifs ».

Il met d'ailleurs en garde contre toute idée allant « dans le sens de la terreur ou de l’appel à la haine », précisant que si l'intelligence humaine est universelle, elle n'est pas forcément l'apanage de tous, le défaut d'intelligence ne relevant alors que de l'individu et non pas du groupe.

 

Un exceptionnel Séminaire Science et Islam à la Grande Mosquée de Paris

 

Sa participation à l'initiative exceptionnelle qu'a été début avril le Séminaire Science et Islam organisé par l’Institut al-Ghazali de la Grande Mosquée et l’Université Interdisciplinaire de Paris s'imposait donc. D'autant que Georges Ifrah entretient des rapports d'amitié avec le Recteur Dalil Boubaker et Djelloul Seddiki, grand théologien, directeur de l'Institut, très actif dans le domaine des amitiés judéo-musulmanes.

 

La conférence qu'il donna fut très bien accueillie par un public nombreux composé d'érudits, certes, mais aussi de non scientifiques. Car, très pédagogue et patient, Georges Ifrah sait rendre accessible à tous son énorme savoir, construit pas à pas avec enthousiasme et détermination. Une vulgarisation dans le meilleur sens du terme. À cet égard une anecdote qu'il rapporte est des plus significatives. Il travaillait un jour à la présentation d'une conférence dans un café de Marseille. Des jeunes gens d'origine arabo-musulmane étaient attablés près de lui. Une jeune fille s'enquit alors d'un document en arabe qu'il consultait. « Ce sont vos racines », lui dit-il. La conversation s'engagea alors. Elle fut très fructueuse, car elle déboucha sur son invitation par ce groupe qui sut trouver une salle pour qu'il puisse y donner une conférence jugée exceptionnelle tant par ses auditeurs que par lui-même.

 

Raviver des flammes de l'espérance grâce à une pédagogie adaptée, confortée par une iconographie magnifique

 

Autre anecdote allant dans le même sens et qu'il rapporta d'ailleurs en ouverture de sa conférence à la Grande Mosquée de Paris : à l'issue d'un cours qu'il avait donné dans un lycée-collège parisien une jeune fille musulmane lui adressa un courrier dans lequel elle lui dit sa joie d'avoir redécouvert grâce à lui « les belles choses de cette civilisation », celle de ses sources, ainsi rassemblées. Ce qu'elle avait cherché en vain jusque-là. Un travail qui permettra, lui écrit-elle, « de construire un futur riche d'idées et de réalisations dans un milieu de paix véritable et durable ».

 

Elle soulignait, par ailleurs, l'importance de la collection d'illustrations que présente Georges Ifrah et qui est introuvable ailleurs. Et, effectivement, la qualité et la beauté de l'iconographie qu'il a su rassembler sont à la fois étonnantes et primordiales puisqu'elle fait partie d'un tout. Cette jeune fille lui écrivit aussi qu'elle se mettait « soudain à rêver d'une grande exposition sur ce sujet en Europe et en Amérique, et même, pourquoi pas, d'un musée de ces sciences-là qui exposerait à tous les vraies preuves que les Arabes et les musulmans sont bien des gens comme tout le monde avec autant de cœur, de sensibilité, d'intelligence et même de génie que tous les autres peuples de la terre ».

 

Or, cette exposition que cette jeune fille appelle de ses vœux existe d'ores et déjà, allant même au-delà, dans une série de posters à la fois beaux et didactiques conçus par Georges Ifrah et qui a pour thème, entre autres, les sciences, la littérature, la médecine, les techniques. Magnifiquement illustrés ils donnent à voir l'imbrication de ces cultures musulmanes, chrétiennes et juives évoquée plus haut et l'universalisme de l'intelligence humaine. Un rêve, somme toute, si aisément réalisable...Ces posters pourraient, en effet, « être exposés dans toutes les écoles du monde », dit-il. L'importance de l'éducation, de l'enseignement, de la transmission, donc, étant aussi au cœur de sa pensée.

 

Il est question d'un livre également. Un livre rendant ce savoir et ce message universels accessibles aux jeunes pour que ce que Georges Ifrah appelle « les flammes de l'espérance » puisse se développer, à l'instar de ce qui se fit avec ces jeunes gens rencontrés à Marseille ou cette jeune fille à Paris. « Le devoir qui m'incombe en tant qu'historien est de raviver chez les jeunes les lumières ainsi enfouies dans leur mémoire collective », dit-il. Des lumières partagées et universelles, loin de tout repli ethnocentrique. Gages de paix. Grâce à une approche culturelle au sens le plus large qui vient en complément des habituels dialogues interreligieux.

 

La réussite de cette conférence à la Grande Mosquée de Paris a été telle que d'autres conférences sont en cours de programmation dans d'autres villes. La suite de cet itinéraire exceptionnel sera donc à suivre...

Hélène Keller-Lind

 

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