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DE MARRAKECH A JERUSALEM, par Ami Bouganim
 

Shlomo Elbaz était un homme tendre et rugueux. Il testait le monde autour de lui. Les êtres et les choses. En permanence. Il en attendait une révélation ou une illumination. Il accueillait les bonnes nouvelles d’un sourire lumineux ; les mauvaises d’une succion des lèvres. Devant le drôle manège de l'humanité, il donnait l'impression d'être imperturbable. Un trait de Marrakchi peut-être, pour qui Jamaa el-Fna donne la plus passionnante et constante des représentations sur les sorts et les merveilles. Rien ne semblait le sortir de ses gonds : il avait l'art berbère de narguer les imbéciles pour leur intolérance et leur crétinisme. Surtout ceux qui, au sein de l'Université ou parmi le corps diplomatique, se départaient de leur recul de chercheur ou de leur contenance de diplomate pour dénoncer le Levant, « ce mot affreux, cette tare, cette menace »[1], qu'il situait de ce côté-ci de la Méditerranée et dont il était un des chroniqueurs. Elbaz ne cessait de conjurer le pire, il ne l'attendait pas moins.

Un babélien heureux

Elbaz était un homme de renaissance, se vouant à ravaler les décors, les arts, les lettres. Il ne voulait rien moins que ressusciter la terre promise. Il avait tous les atouts pour arborer son bon sourire et brandir son noble drapeau. Un homme à la croisée des langues, des civilisations, des paysages et des livres. Il goûtait toutes les poésies du monde, d’Edmond Jabès à Yehuda Amichaï en passant par toutes sortes de bardes, de Erez Bitton à Mahmoud Dervich, qu'il encensait de sa plume. Saint-John Perse surtout, homme des Antilles, ambassadeur en Chine, auquel il avait consacré sa thèse de doctorat et dont il restait, à l’instar de Breton, « prisonnier de son écho »[2]. Elbaz était encore à la croisée des religions, des musiques, des genres. Il était l'indulgence même, pour les rêches abstractions philosophiques, les revêches prêches théologiques, les graveleux soupçons psychanalytiques. C’est qu’il était résolument du côté levantin de la Méditerranée, « où dialoguent et s'embrasent l'écriture du désert et la parole de la mer »[3], et qu’il n’était pas pour accorder plus d’importance aux passions intellectuelles ou artistiques qu’aux loisirs sensuels. Il était tellement conscient des réticences que soulevait, dans les milieux bien-pensants, son exaltation du Levant qu'il ne cessait de se protéger contre leurs moqueries – « ambiguïté du Levant qui, sans cesser d'être scandale à l'orée du désert, sait devenir levain et proférer son message de houle et de vent à l'oreille du temps. » Il n'était pas un autre comme lui, de son envergure et de sa culture, en cette province méditerranéenne, de plus en plus monolingue et monocorde, même si elle se veut désormais cacophonique (« multi-culturelle »), à la fois d'Orient et d'Occident, d'Europe et d'Amérique, du ciel et de la terre pour concilier toutes les discordances et dissonances de sa nouvelle patrie dans une lancinante et inlassable poursuite de la paix. Il n’était pas tant citoyen du monde que de la Babel heureuse de Barthes, qu’il habitait en dilettante, comme il sied aux grands « dragueurs » de la vie.

Un poète moraliste

Elbaz venait de Marrakech. En route pour Jérusalem. De passage par Paris. Il avait la Méditerranée – « la Bien-Aimée Mer du Milieu » – dans les yeux. Il avait le goût pour les mots, à la magie desquels il succombait volontiers. Il était de nature poétique, émerveillé et innocent, poussant le puérilisme jusqu'à présenter la poésie comme l'auxiliaire de la politique – « sœur de l’action, pour reprendre Saint-John Perse, mère de toute création ». Seuls les poètes, s'accordant, instaureraient la paix. Il n'était pour lui de sensualité que poétique et de grande poésie qui ne soit sensuelle : qui ne goûte la poésie n'exauce pas ses sens ; qui ne cultive pas ses sens ne savourera pas la poésie. La poésie constituait la modalité la plus noble du loisir. Les mots se cherchent pour danser ensemble et Elbaz était un grand chorégraphe : « Les mots jouent avec les sonorités, avec l'imaginaire. Le ludique renforce l'onirique[4]. » La poésie était pour lui métaphore de l'humanité, à moins que ce ne soit le contraire. Un poète se cachait derrière le critique et quand on lut des extraits de ses textes dans une soirée en son honneur, on ne douta plus qu'il nous cachait des poèmes.

Un homme de Marrakech

Sa plume se déliait pour parler de Marrakech. Il cherchait sa ville partout ; il la trouvait partout. Chez Dante. Dans Canetti. Il la cherchait surtout à Jérusalem. Il s'autorisait alors, pour crever la ville poétique qui hantait ses souvenirs, cette propension à la verve qui colle aux gens de Marrakech[5]. Les minarets étaient, pour reprendre Canetti, autant des « phares… habités par une voix »[6]. La litanie des mendiants, « ces saints de la Répétition » reproduisant inlassablement le nom d'Allah, du matin au soir, créait « des arabesques acoustiques autour de Dieu »[7]. Jamaa el-Fna, Mosquée de l'Extermination, légendaire place de Marrakech, où le Maroc entier, dévalant l'Atlas, se retirant de l'Océan, rentrant du Sahara, se donnait en représentation. Jamaa el-Fna, écrit Elbaz, est « le cœur battant et emblématique de la cité, la quintessence de sa vitalité, de sa folie »[8]. Marrakech n'était pas une ville comme les autres. C'était une ville-bâtarde, « l'éblouissement absolu », conçue par le désert dans son inextinguible désir pour l'oasis :

« Rouge, cette cité l'est aussi métaphoriquement. Cité du désir. Elle en a la couleur, elle en a la chaleur. Désir qui semble prendre sa source dans l'aridité du lointain désert et, enjambant l'Atlas, vient s'assouvir ici, au sein de cette immense oasis[9]. »

Ce n'était plus le portrait d'une ville, c'était le sien :

« Marrakech dans sa méridionalité tenace, ses humeurs, sans cesser d'être digne, a toujours eu un côté anarchique, quelque chose d'instinctif, de populaire. L'hybridité a toujours été sa marque : quel mélange de styles et de modes, de moeurs et de rites, l'Islam n'arrivant guère, par exemple, à extirper certaines survivances païennes des Berbères [...] et l'art envahissant et s'accaparant au passage les traditions artisanales des montagnards de l'Atlas et des Bédouins du Sahara[10]. »

Elbaz s'emballait tant pour sa ville natale qu'il ne pouvait pas ne pas relever de consonance entre son nom et le site :

« Au commencement était la magie du Nom. Alchimie sonore reflétant l'alchimie physique du Lieu. M'RAKCH ! Quatre consonnes dures, charnues, supportées par l'unique voyelle largement ouverte : M'RAKCH. Un nom et un lieu s'épousant, se confondant[11]. »

Les hommes portent des décors en eux. L'œil exercé sait relever la nostalgie pour eux. Elbaz portait en lui les décors mêlés de Marrakech et de Jérusalem. Il était bigame au moins, amant des deux villes. Leurs murailles. Leurs souks. Leurs manèges. Des villes-ruches ; des villes-tourbillons. Il constatait, malicieux, que si dans l'architecture de Jérusalem, les mosaïques cohabitent avec les arabesques, il n'est aucune raison pour que l'humanité mosaïque ne s’entende pas avec l'humanité arabesque. Il avait été s'établir à la lisière de Jérusalem, face à un village arabe qui répercutait l'appel du muezzin posté à… Marrakech. On ne lui rendait pas visite, se glissant dans le soir, sans se retrouver au seuil des deux villes.

Quand le Maroc lui a de nouveau ouvert ses portes, il s'est redécouvert des racines berbères et il a reçu le plus glorieux de ses titres – Guide attitré de Marrakech. Il entraînait des milliers de visiteurs derrière lui, soucieux de leur montrer que le Maroc d'Israël n'est pas le vrai Maroc, qu'il en est un autre, plus doux et plus hospitalier, plus sage et serein aussi. Il n'était pas tant guide qu'éducateur. Il rééduquait ses touristes. Les Marocains autant que les Polonais. Les uns et les autres revenaient rassérénés par leur visite. Réconciliés ou pénitents. Elbaz ne cessait d'être impressionné par l'émerveillement des ashkénazes. Devant la sérénité et la sobriété des Marocains : « Pourquoi, demandaient-ils, nos Marocains ne sont-ils pas aussi sages ni aussi calmes ? » Il ne se lassait pas d'expliquer le drame intérieur des Marocains israéliens. Ils étaient aussi Arabes que Juifs et la haine qu'on cultivait chez eux contre les Arabes se retournait contre eux. Les ashkénazes ne connaissaient d’eux que les margoulins politiques et les hargneux universitaires. Pour ne point parler des pauvres gens hirsutés par un dépaysement messianique-sioniste qui les promenait d’un rassemblement électoral à des obsèques rabbiniques. Ils n'étaient pas près de connaître Shlomo Elbaz. Ils n'avaient pas les prédispositions requises. Je n'ai, je l'avoue, aucune raison d'en vouloir au Maroc. Je suis de sa terre, de son débraillé et de son impatience. Je lui en veux seulement d'avoir privé Shlomo de son titre de guide et de lui avoir interdit, pendant ses dernières années, aux environs de l’an 2000, l’accès de Marrakech – au moment où il se découvrait des racines berbères et qu'il se proposait de les planter dans de nouveaux textes. En quoi était-il responsable si la caste militaire israélienne reprenait son dramatique et dérisoire duel contre la caste militaire palestinienne ? Surtout lui. Un jour, nous entendions-nous, on devra les traduire devant un tribunal de l'humanité pour avoir poursuivi indûment une guerre larvée qui n'avait pas raison d'être. On convoquerait aussi le Maroc pour lui demander de s'expliquer sur le blocus touristique auquel il nous a alors soumis, nous autres, doublement victimes, comme Juifs et comme Arabes (avant de se résoudre à reconnaître que s’il avait une colonie, elle était davantage de ce côté-ci de la Méditerranée qu’ailleurs…)

Un homme de paix

La paix entre les êtres passe par la curiosité qu'ils trouvent les uns pour les autres et par leur découverte mutuelle. Elbaz déplorait la cécité anti arabe de la société israélienne et la cécité anti juive de la société arabe. Il a créé « L'Orient vers la paix » parce qu'il souhaitait arracher les masses orientales à leur aliénation politico-religieuse et les attirer vers le champ de la paix. Il les savait perturbées par plus d'un mal ; colonisées par les ashkénazes ; culpabilisées par les rabbins ; exclues de l'Université. Il les savait surtout se haïssant en haïssant les Arabes. Il n'en misait pas moins sur « l'Orient intérieur » de la société israélienne – les deux millions d'Orientaux juifs et le million d'Arabes – pour créer les passerelles culturelles nécessaires à l'instauration de la paix : « Tant qu'Israël, écrivait-il au lendemain de la poignée de main entre Rabin et Arafat sur la pelouse de la Maison blanche, n'assumera pas sa vocation méditerranéenne, orientale, l'essentiel n'aura pas été atteint. [...] Mais seule la réconciliation, fondée sur le sentiment d'appartenance à la même aire géoculturelle, marquera la nouvelle ère de coexistence pacifique et de sécurité pour tous[12]. » Elbaz ne cessait pour sa part de conclure son traité de paix privé avec ses voisins de Jabel Moukaber. Au lever et au coucher du soleil. De jour en jour. Son besoin de paix n'était aussi impérieux que parce qu'il n'était pas tant politique qu'existentiel. Il avait besoin d'instaurer la paix entre les personnages qui se disputaient sa vie. Le Juif ; l'Arabe ; le Berbère ; le Français ; l'Israélien ; le Marrakchi ; le Yérosolomitain. Je le sais de source sûre. Je ressens le même besoin.

Un homme de promesse

Elbaz attendait tout de sa terre promise. La paix. La justice. La rosée. La pluie. L'amour. La générosité. La charité. L'embrun. Il n'était ni prophète ni fils de prophète. Il ne s'en posait pas moins en leur héritier, comme tout juif qui respecte ses textes – en mauvaise conscience de son peuple, pour reprendre Saint-John Perse qui déclarait dans son allocution à Stockholm : « Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps[13]. » Sa terre promise était censée accueillir une nouvelle Andalousie où les horizons se croiseraient pour une belle et suave œuvre de métissage : « Ses parfums et ses babils, écrivait-il de l'Andalousie d'Espagne, ses musiques et ses stucs ont instillé au cœur de notre culture une nostalgie d'Age d'Or[14]. » Seul un homme comme Elbaz pouvait se permettre de postuler « une relation  empathique » entre l'arabe et l'hébreu auxquels il trouvait le même « texte consonantique flottant, en attendant ses voyelles salvatrices »[15]. Il concluait l'un de ses derniers articles en renouvelant son souhait de voir se créer en Israël un « croisement et entrelacs d'espaces linguistiques et ethnoculturels ». Il réitérait alors, en guise de souhait et de clause testamentaire : « ... et l'on se prend alors à rêver à l'éclosion d'un nouvel Age d'Or dans cette Andalousie du Moyen Orient[16]. »

Elbaz était en quête de dialogue, de métissage, de symbiose, d'harmonie. Il attendait que sa terre promise se lève enfin comme la Shulamit et que l'aurore se lève sur elle, qu'elle ravale le Levant et le propose en modèle à une humanité de plus en plus perturbée :

« Levant où coulèrent naguère, dit-on, le lait et le miel.

levant où coulent, maintenant, le temps et le sang.

lait de toutes les Genèses, de tous les Exodes, de tous les Exils[17]. »

En ce monde, sa terre promise était un désert parcouru de désir pour la mer : « Brûler de désir dans le désert – fut le lot de ce vieux peuple hébreu [18]. » Désormais, sa terre promise est ailleurs. Dans la pieuse nostalgie pour la promesse de résurrection qu'on emporte avec soi pour retrouver, le jour venu, les êtres qu'on a aimés. Pour moi, elle est dans la perpétuation par l’écriture de notre amitié.

*

C’était il y a vingt ans. Une éternité comble son absence. Depuis, sa chère terre promise a changé. Elle basculerait dans une théocratie encore plus hideuse que celle qui sévit en Iran. Rabbinique, colonialiste, raciste, homophobe. Sitôt que je m’en veux d’être complice du régime d’apartheid made in Judea, je relis ce texte pour tenter de me réveiller du cauchemar.

Photo : Gabriel Axel-Soussan
 

[1] Voir S. Elbaz « Pour une vraie réconciliation », dans Confluences n° 9, p.123.

[2] Voir S. Elbaz, Saint-John Perse, L'Age d'Homme, 1977, p.124.

[3] S. Elbaz, « Petite suite levantine en sol absolu », dans Confluences n° 9, p.183.

[4] S. Elbaz, « L'entrelacs poétique judéo-arabe à l'Age d'Or », dans Perspectives, n° 9, 2002, p.14.

[5] Voir S. Elbaz, « Marrakech ou l'Outre-Méditerranée », dans Levant n°3, 1990, pp.136-145.

[6] E. Canetti, Les Voix de Marrakech, Albin Michel, 1980, p.38.

[7] E. Canetti, Les Voix de Marrakech, p.29.

[8] S. Elbaz, « Marrakech ou l'Outre-Méditerranée », dans Levant n°3, p.143.

[9] S. Elbaz, « Marrakech ou l'Outre-Méditerranée », dans Levant n°3, p.140.

[10] S. Elbaz, « Marrakech ou l'Outre-Méditerranée », dans Levant n°3, p.139.

[11] S. Elbaz, « Marrakech ou l'Outre-Méditerranée », dans Levant, n°3, p.136.

[12] S. Elbaz, « Pour une vraie réconciliation », dans Confluences n° 9, Hiver 1993-1994, p.123.

[13] Cité in S. Elbaz, Saint-John Perse ,p.130.

[14] S. Elbaz & M. Eckhard Elial, « De nouvelles Andalousies », dans Levant 1991, p.9.

[15]  Voir S. Elbaz, « L'entrelacs poétique judéo-arabe à l'Age d'Or », dans Perspectives, n° 9, p.15.

[16] S. Elbaz, « L'entrelacs poétique judéo-arabe à l'Age d'Or », dans Perspectives, n° 9, p.29.

[17] S. Elbaz, « Petite suite levantine en sol (absolu) », dans Confluences, p. 183.

[18] S. Elbaz, « Petite suite levantine en sol (absolu) », dans Confluences, p.183.

 

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