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Les islamistes ont-ils gagné en Algérie ? Par Anne-Clémentine Larroque

Les premiers événements contribuant à l’émancipation politique des pays arabes se sont déclenchés en Algérie en octobre 1988.
Ils annoncent pourtant un funeste destin à l’ancienne colonie française, plongée, deux ans plus tard, dans une guerre civile sanglante opposant les militaires aux islamistes. Ces derniers, rassemblés pour partie au sein du Front islamique du salut (fis), tirent dès l’automne 1988 la part belle des émeutes. Faisant cinq cents morts et plusieurs milliers de blessés, les révolutionnaires avaient mis à mal le régime de Chadli Bendjedid, traité d’assassin. Le chef de l’État est déposé en 1992 par sa propre armée.

Ainsi, ce soulèvement avait suscité autant d’espoirs qu’il avait annoncé de violences à venir. Le Hirak, mouvement aux contours pacifiques, augure-t-il lui aussi du retour des islamistes sur la scène politique ?

Comme ce fut le cas en 1988, les islamistes ne sont pas les instigateurs du soulèvement populaire de 2019. Ils s’en saisissent cependant pour revendiquer des idées scandées par le peuple. Trois décennies auparavant, ils avaient généreusement profité de la perte de vitesse vertigineuse de l’idéologie socialiste pour s’imposer comme leaders. Aujourd’hui, ils bénéficient d’un socle sociétal beaucoup plus islamisé mais doivent composer avec une opposition de gauche et une jeunesse libérale plus méfiantes à leur endroit.

À l’aube du xxie siècle, l’Algérie s’était imposée comme un modèle potentiel d’ouverture du monde arabe et musulman au pluralisme et à la démocratie. Les islamistes avaient pensé en être les chefs de file, mais il était trop tôt pour que cette association idéologique aux allures contradictoires voie le jour. Preuve en est que les partis de la mouvance des Frères musulmans, contrôlée par les autocrates des pays maghrébins voisins, n’ont pu l’emporter dans les urnes qu’à partir du printemps 2011.

L’expérience algérienne a nécessairement marqué les esprits et le fait de ne pas parvenir à accéder au pouvoir a nourri chez les islamistes le dessein de prendre tôt ou tard leur revanche. En effet, au cours des années 1990, leur tentative de percée avait été mise en échec par des affrontements tragiques entre les groupes islamistes armés, qu’on qualifierait aujourd’hui de djihadistes, et les militaires.

Les victoires de partis fréristes lors d’élections législatives en 2011 (Ennahdha en Tunisie et Parti de la justice et du développement au Maroc), sans omettre le bref mandat de l’Égyptien Mohamed Morsi, élu en 2012, ont par la suite démontré qu’en Afrique du Nord des enseignements avaient été tirés avec succès de la décennie sanglante algérienne. Depuis lors, la conquête islamiste du pouvoir par les urnes est envisageable en Algérie. Même si le mouvement pluriel des islamistes porte encore les stigmates de cette décennie – lors de laquelle ses partisans, divisés entre légalistes et djihadistes, ont été à la fois bourreaux et victimes –, et que les jeunes générations qui composent le Hirak le rejettent en masse, son discours et ses programmes sont en accord avec le niveau d’islamité de la population algérienne. Les révolutionnaires sont enclins à fonder une société nouvelle aux ressorts religieux prégnants.
Mais l’adaptation du discours des islamistes à la rhétorique démocratique s’avère essentielle pour contredire un jour des résultats électoraux et des estimations sondagières encore bien trop indigents.

L’offre islamiste fragmentée d ’un pays à l ’histoire complexe

Les racines idéologiques d’un mouvement pluriel en mutation

Le mouvement de pensée de la renaissance islamique algérienne, la Nahda, remonte à la période de

1930. Ses objectifs n’avaient alors aucune tonalité politique. Il s’agissait de faire valoir un nationalisme plus doux, ancré sur l’islam et l’arabité comme le prônait Abdelhamid Ben Badis, fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens en 1931. Ce musulman réformiste avait souhaité rompre avec les pratiques et préceptes de l’islam colonial régi par le Concordat de 1801. Minoritaire jusqu’à l’indépendance, son projet de réislamisation des mosquées et des universités n’a abouti concrètement qu’au milieu des années 1960. La première salle de prière est ouverte dans la faculté de lettres de l’université d’Alger en 1965.
Cependant, le manque de figures fédératrices explique, au-delà de l’histoire coloniale, le retard pris par la politisation de la société algérienne en Algérie et le joug autoritaire du Front de libération nationale puis des militaires sur le pays.
La fin des années 1970 marque un second temps charnière dans la structuration de l’activisme politique. Se forment pendant cette décennie les futurs acteurs clés du paysage politique islamiste. Leur trajectoire révèle trois tendances de l’islamisme algérien qui sont encore efficientes de nos jours.
Le cheikh Mahfoud Nahnah, membre des Frères musulmans, crée le Mouvement de la société islamique (Hamas en arabe), transformé en Mouvement de la société pour la paix (msp) en 1990 – très actif actuellement sur la scène médiatique. Face à lui, Abassi Madani, islamiste héritier de la tradition du cheikh Ben Badis devenu un partisan de l’action violente et du djihad1. En février 1989, avec son ami Ali Belhadj, né à Tunis, il crée le fis dans la mosquée Al-Sunna de Bab-el-Oued, leur quartier général. Tous deux salafisent l’orientation et le contenu idéologiques de leurs discours. Abdallah Djaballah, islamiste plus modéré que les partisans du fis mais dont l’algérianisme est notable, représente la troisième tendance. Il prend la tête de plusieurs partis, jusqu’à l’actuel Front pour la justice et le développement algérien, et se présente à plusieurs scrutins présidentiels mais pas à celui de 2019, sans pour autant soutenir l’islamiste Abdelkader Bengrina, jugé trop proche du régime. La structuration de la pensée islamiste en Algérie a donc précédé la politisation de cette idéologie montante dans le monde arabe et dans les régimes autoritaires du Maghreb.

Par ailleurs, la scène politique algérienne s’est vue bouleversée au début des années 2000 par l’arrivée d’un courant salafiste venu d’Arabie saoudite : le madkhalisme. Établie officiellement en Algérie depuis 2016 au sein du centre religieux Dar-al-Fadila (« domaine de la vertu ») et issue de la pensée du cheikh saoudien Rabi al-Madkhali, cette doctrine propose une vision de l’islam très rigoriste qui voue un soutien indéfectible à l’autocratie. En effet, s’ils ne développent aucune volonté de faire le djihad 1 armé, les madkhalistes sont fermement opposés à la démocratie et aux élections.

C’est pourquoi ils accordent leur faveur aux dictateurs, seuls détenteurs de l’autorité qu’ils estiment légitime. Mais, en Algérie, une guerre des clans salafistes s’est ouverte entre partisans du cheikh Rabi et ceux du cheikh saoudien concurrent Mohammed Ibn Hadi.Le salafisme d’origine saoudienne a profondément pénétré les couches sociales populaires, au profit d’ailleurs de l’islamisme radical. L’infusion idéologique a porté ses fruits, et la vigueur du conservatisme en Algérie en témoigne. Tout à la fois soutenue et contenue par l’État, cette influence culturelle moyen-orientale s’est traduite sur le plan politique. Entre les années 1930 et 1980, ce salafisme a cependant servi de pivot au mouvement indépendantiste algérien, plus qu’il n’est parvenu à émerger en tant que force politique d’opposition. Nombre de leaders indépendantistes tels qu’Abassi Madani ont été emprisonnés pendant la guerre d’indépendance et ont intégré le Front de libération nationale. Ils ont ensuite poursuivi leur lutte en rejoignant cette mouvance islamiste. Encouragés par le président Houari Boumediene – ancien étudiant de l’université cairote Al-Azhar –, puis par son successeur, Chadli Bendjedid, ils sont devenus les soutiens barbus d’opportunité du régime contre les activistes socialistes, réelles menaces pour les autocrates arabes au cours des années 1960-1980. Dans le même temps, la puissance des idées exportées en Afrique par la Ligue islamique mondiale, ONG fondée à La Mecque en 1962, a touché de plein fouet une Algérie cherchant à reconstruire son identité après la période coloniale. En effet, le vecteur identitaire promu par l’islam wahhabite et salafiste a parfaitement épousé l’opposition intrinsèque du Front de libération nationale à l’égard de la France et, de manière plus générale, à l’égard de l’Occident. La haine du mécréant s’enchevêtre alors au rejet du colonisateur, annonçant ainsi le succès du FIS, galvanisé par le retour des nouveaux moudjahidine d’Algérie, les vétérans d’Afghanistan.

Le legs d’une décennie ensanglantée par l’islamisme radical

Le cofondateur du FIS Ali Belhadj n’a plus le droit d’exercer de fonctions officielles politiques ni de s’exprimer dans les médias ou d’apparaître en public depuis 2006, en vertu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale – il avait alors passé douze ans en prison. Il demeure l’un des hommes les plus surveillés d’Algérie, notamment à la suite de la mort, le 24 avril 2019, en plein Hirak, de son compère Abassi Madani, alors exilé au Qatar.
Ali Belhadj connaît pourtant un franc succès sur les réseaux sociaux, où, depuis le début de la contestation, il est autant suivi par les inter[1]nautes que par les puissants services secrets de la dss 2. Cet acteur clé de la décennie sanglante avait été arrêté, après la dissolution du FIS, par un groupe de généraux ayant organisé un coup d’État pour annuler le résultat du second tour historique des élections législatives du 26 décembre 1991 et s’arroger le pouvoir. Les trois partis islamistes y avaient en effet cumulé 54% des voix 3. Ali Belhadj, seul leader du fis encore en vie, a depuis continué à prôner le djihad. Il a même appelé à l’insurrection armée quand le Printemps avait fleuri dans un monde arabe qu’il rêvait islamiste.

Depuis, son positionnement politique a changé, il s’est légalisé. Si ses moindres faits et gestes restent scrutés, sa communication s’est tout à fait adaptée à la période actuelle de réconciliation démocratique. Loin d’assimiler la démocratie algérienne à la mécréance (kufr) comme dans les années 1988-1992, il lui donne dorénavant un visage d’ouverture au pluralisme. Le Hirak, auquel il souscrit totalement, « rassemble toutes les catégories du peuple algérien dans une vision démocratique et non revancharde », lance-t-il dès les premières manifestations 4. Ali Belhadj insiste sur la nécessité de ne pas tenter de prendre la revanche tant espérée depuis trente ans. Car le traumatisme vécu par l’ensemble de la société algérienne pendant la décennie 1990 est encore imputé aux meneurs du FIS et de ses dérivés. Leurs héritiers cherchent à se départir de cette image et le Hirak offre la possibilité de faire peau neuve.

L’émergence des partis islamistes entre 1989 et 1991 correspond non seulement à la maturation politique opérée dans la décennie précédente mais aussi à la fin de la guerre d’Afghanistan, fédérant les moudjahidine du monde entier, dont de nombreux Algériens. Ces derniers reviennent au pays pour continuer le djihad, pendant que les activistes politiques du FIS fraîchement créé promeuvent la charia et l’instauration d’un État islamique tout en dénonçant l’impiété des dirigeants. Ce nouveau parti représente les intérêts des couches sociales désireuses de voir leur engagement contre le régime se traduire concrètement sur le plan politique

– des classes moyennes urbaines aux bourgeois pieux, des intellectuels aux jeunes déshérités. Il parvient alors à convaincre une grande partie de la société – beaucoup moins islamisée qu’aujourd’hui – de son projet de rupture politique. Ainsi, en 1989, l’onde de choc islamiste prend une dimension sans commune mesure avec la timide trajectoire des islamistes durant le Hirak. Mais le fis ne peut empêcher la scission de ses partisans légalistes et radicaux au moment de sa dissolution officielle. Il est débordé par la frange djihadiste de son courant. Plusieurs branches radicales se substituent au parti originel : alors que l’Armée islamique du salut et le Groupe islamique armé mènent le djihad jusqu’en 1997, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat fait dissidence et propage son idéologie dans le Sud de l’Algérie, puis dans tout le Sahara.Dix ans plus tard, cette troisième branche djihadiste deviendra Al-Qaïda au Maghreb islamique 5.
L’Algérie de la décennie sanglante a ainsi produit les cadres de la succursale terroriste, qui se déploie actuellement dans la bande sahélo-saharienne. C’est le cas par exemple d’Abdelmalek Droukdel. Né dans la petite commune de Meftah, il est nommé chef de l’organisation terroriste en juillet 2004, avant d’en devenir l’émir ; il meurt en juin 2020 au Mali, à la suite de l’opération réussie d’un commando de la force française Barkhane. Très proche de l’actuel leader d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, il était la figure historique du djihadisme algérien.

Si l’État algérien est parvenu à bouter les individus les plus dangereux dans le Sud du pays après 1999, il n’a pas réglé la problématique que constitue leur capacité de nuisance au Maghreb comme dans la bande sahélo-saharienne. L’Algérie constituait la porte d’entrée en Afrique du terrorisme, que la Libye voisine armera encore un peu plus à partir de 2011. Des cellules soutenues par le Groupe islamique armé étaient même passées à l’acte en France à compter du 25 juillet 1995, répandant la panique pendant deux ans au sein de l’Hexagone. Dès lors, la terreur islamiste s’est propagée dans les territoires liés, historiquement ou géographiquement, à l’Algérie.

Les traces de la décennie sanglante demeurent vives, sur le sol algérien et au-delà. L’islamisme en tant que système de normes conservatrices a cependant pénétré la société algérienne en profondeur.

Le succès de l ’islamisme social

Islamisation et salafisation de la société algérienne

Depuis 1963, chacune des Constitutions algériennes 6 définit l’islam comme la religion de l’État. Le président Abdelmadjid Tebboune n’entendait pas y déroger dans le cadre de la révision constitutionnelle adoptée par référendum le 1er novembre 2020, malgré une abstention record liée au boycott des acteurs du Hirak, dont les islamistes. En effet, cette réforme est vivement critiquée par ces derniers : prévoyant l’inscription du tamazight, langue berbère, comme principe intangible, elle menacerait selon eux l’arabe, langue du Coran.

La population algérienne étant composée à 97% de musulmans sunnites, l’islamité s’inscrit dans l’identité des Algériens en marche vers leur libération. Les indépendantistes ont d’ailleurs pu affirmer dès les premières lignes de la déclaration fondatrice du Front de libération nationale, le 1er novembre 1954 : « L’État algérien [est] souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. »

L’islam fait donc partie intégrante des valeurs structurantes de l’Algérie décolonisée. Seulement, contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie ou au Maroc, l’islam colonial encadré par la France selon les lois concordataires a dû être « remplacé ». La béance idéologique s’est révélée patente : le manque d’imams dûment formés et de productions théologiques s’est ajouté au manque d’exemplaires disponibles du Coran et de livres sur la sunna. Seules les confréries soufies ont offert dans leurs zaouïas des enseignements coraniques suivant le droit de l’école malikite 7. Cependant, elles incarnent pour les plus conservateurs un islam archaïque flirtant avec les superstitions que les Français avaient laissé œuvrer là où ils avaient encadré l’islam officiel.

Parallèlement, l’Arabie saoudite a investi de façon durable dans le développement du soft power wahhabite tandis que la révolution islamique de 1979 en Iran donnait un espoir nouveau aux activistes islamistes du monde entier. Ainsi, la grande priorité des cheikhs influencés par les Égyptiens et les Saoudiens des années 1970 a été de procéder à un renforcement fulgurant de la culture religieuse des Algériens en ordonnançant le passage de la tradition cultuelle orale à l’écrit, avant de proposer, avec l’accord du ministère des Affaires religieuses et des Waqfs, des voyages d’études pour se former à Médine ou à La Mecque et revenir prêcher à Alger. Le salafisme a intégré d’abord la sphère religieuse en inondant de corans et de cours d’arabe littéral les mosquées et autres instituts religieux, puis la sphère sociale en diffusant les fatwas de grands cheikhs comme Al-Ghazali. Le courant salafiste s’est même introduit dans le secteur de la consommation des Algériens : à partir des années 2000, les investisseurs du Golfe prennent le monopole des agences de voyages organisant le pèlerinage à La Mecque, mais aussi de la téléphonie mobile pour faciliter le rappel des prières ou l’utilisation d’extraits de sourates en guise de messages d’accueil de répondeurs – sans oublier les nombreuses maisons d’édition ou librairies en ligne (maktabas), ou l’industrie du textile pour tout ce qui sert à cacher le corps de la femme musulmane jusqu’à… sa lingerie fine.

L’arrivée de la branche madkhaliste au milieu des années 2010 des salafistes accentue cette tendance. La revue Al-Islah (« la réforme »), ainsi que son site internet, propage les idées de ce courant de pensée tout en se faisant garante de la norme sociale. Le salafiste Ali Ferkous, ancien madkhaliste qui s’oppose désormais au cheikh Rabi, condamne pour apostasie les confréries soufies et chiites en 2018, ce qui contre[1]vient aux principes de l’islam réformiste des années 1930, favorisant la concorde entre chiites et sunnites, et du triptyque de la République algérienne œuvrant pour la préservation du malikisme, de l’acharisme 8et du soufisme. Le loyalisme des salafistes  algériens à l’égard du pouvoir explique la clémence du régime Bouteflika ainsi que celle du gouvernement en place depuis janvier 2020.
Pourtant, le discours madkhaliste s’oppose totalement aux valeurs prônées en préambule de la Constitution révisée en 2016 : « Le peuple entend garder l’Algérie à l’abri de la fitna, de la violence et de tout extrémisme » – la fitna désignant toute division au sein de la communauté des musulmans (l’oumma) entre sunnites et chiites ou soufis.

Pour faire face aux menaces pesant sur la concorde sociale, Abdelaziz Bouteflika a tenté de relancer l’influence des cheikhs malikites et de donner une nouvelle place aux confréries soufies. L’école sunnite malikite, très présente au Maghreb, constitue la matrice originelle de la religion en Algérie. Son caractère conservateur n’exclut pas une ouverture et une tolérance à l’égard des autres courants ou religions.Aussi, la conquête de territoires par l’islamisme algérien ne s’est pas traduite dans les urnes mais plutôt dans les écoles, les lieux de culte, les librairies, les structures sociales de bienfaisance urbaines comme rurales.

L’islamisation doublée de la salafisation de la société algérienne s’apprécie tous les jours un peu plus, dans la rue, à la sortie des mosquées. Bon nombre d’observateurs ont suivi avec attention l’attitude des membres de la famille islamiste dès les premiers rassemblements du Hirak, après la prière collective du vendredi. Si les jeunes révolutionnaires qui constituent le cœur du mouvement les tolèrent à leurs côtés, ils sont restés clairs : ni violence ni, a fortiori, répétition d’un passé ayant déjà du mal à passer.

Le Hirak, aveu d’impuissance d’une famille islamiste résiliente ?

Durant les manifestations pacifiques qui ont débuté le 22 février 2019, la présence des islamistes est remarquable – notamment par la visibilité du mouvement Rachad, dont certains membres ont été emprisonnés –, mais les différentes composantes dont ils sont issus ne font aucune démons[1]tration de force, à l’inverse de ce qui fut le cas en 1988. Leur absence d’unité politique et leurs accointances avec le pouvoir n’offrent pas les meilleures conditions pour bénéficier de l’adhésion d’une jeunesse algérienne en demande de changements.Seul Abdelkader Bengrina, proche de la mouvance frériste, se risque à déclarer, de manière tonitruante à la télévision, qu’il est le «représentant du Hirak». Cette sortie osée, vue comme une tentative de récupération du mouvement populaire, intervient à quelques jours de la présidentielle du 19 décembre 2019 et vaut à son auteur les critiques de toute l’opposition et de certains partisans de sa tendance politique.

Ses liens avec l’ancien régime n’ont pas favorisé la légitimation ou l’unification d’un mouvement islamiste algérien en mal de cohésion. En effet, cet activiste islamiste de longue date a fait partie de gouvernements sous les régimes Bendjedid puis Bouteflika – notamment en tant que ministre du Tourisme et de l’Artisanat de 1997 à 1999. Après avoir été le compagnon de route de Mahfoud Nahnah, fondateur du plus grand parti islamiste algérien actuellement, il dirige depuis 2013 la petite formation El-Bina, membre d’une coalition islamiste dissidente (Nahda-Adala-Bina).

Par opposition à celle-ci, les deux autres partis islamistes proches de la confrérie des Frères musulmans, le msp et le Front pour la justice et le développement, ont boycotté le scrutin présidentiel et ne se sont pas ralliés à Abdelkader Bengrina. Ce qui n’a pas empêché ce dernier de parvenir en seconde position, soutenu par quelque 17,4% des électeurs 9.

Ce résultat n’est pas anodin et porte les islamistes considérés comme modérés par les médias à une place prometteuse. Cet événement illustre cependant à merveille leur incapacité à s’unir.
Depuis qu’en 1979 Chadli Bendjedid a succédé à Houari Boumediene, les différentes composantes du mouvement islamiste algérien se sont divisées sur l’attitude à adopter à l’égard du pouvoir en place. Les associations liées à cette idéologie ne s’étaient pas encore constituées en partis dans les années 1980, les légalistes s’opposant aux partisans de l’action armée. Aujourd’hui, prôner le djihad semble hors de propos, publiquement en tout cas, et les anciens du fis n’envisagent plus que l’option démocratique pour marquer de leur empreinte le modèle politique algérien. La question de la charia reste cependant d’actualité. Les partis islamistes se regroupent toujours derrière la bannière de la réislamisation de la société et des institutions algériennes. Ils ne dissimulent pas leur conservatisme sur le plan social, suivant la tendance initiée par le régime à partir de 1999. Peu ou prou, la restauration de la charia n’est pas exclue par tous, même si elle aussi est officiellement tue. Pourtant, au-delà de la peur qu’inspire ce mot en Occident, l’exemple tunisien a montré que lancer un dialogue national sur la mise en œuvre de la charia n’aboutissait pas irrémédiablement à sa concrétisation.

Bien au contraire, un tel dialogue donne souvent lieu à un débat utile au sein duquel toutes les idées naguère censurées, y compris les plus séditieuses, peuvent être abordées, quitte à ralentir le processus institutionnel de démocratisation ou à effrayer les quelques partenaires de l’Algérie qui restent progressistes.

Mais l’objectif est toujours de se libérer de ces idées, ce que l’Algérie n’est pas parvenue à faire depuis la réconciliation nationale de 2005.Abderrazak Makri, réélu en mai 2018 à la tête du msp, a été formé selon les préceptes des Frères musulmans, dont il cherche néanmoins à se démarquer à tout prix. Il n’utilise jamais le mot « charia ». La trans[1]formation du discours frériste en un discours démocratiquement correct caractérise la mue de ces partis islamistes devenus islamo-conservateurs, comme en Tunisie et au Maroc depuis 2011. Le dirigeant du msp évite ainsi toute référence religieuse directe et, pour démontrer son ouverture au pluralisme, s’est entouré de jeunes actifs qui ont fait des études honorables. Il s’appuie en outre sur des modèles d’islamisme en vigueur à l’extérieur de l’Afrique du Nord et loue des hommes plus que des mouvances, tels le président turc, Recep Tayyip ErdoÄŸan, ou l’ancien Premier ministre malais Mahathir Mohamad.

Parvenir à normaliser leur pensée est donc une nécessité pour les islamistes s’ils veulent être crédibles dans cette Algérie certes très islamisée mais toujours malade du coup d’État qui a fracturé la société en 1991. L’endiguement des mouvances islamistes par le régime Bouteflika n’a manifestement pas réussi à guérir le pays. Le président Tebboune, proche des milieux conservateurs, devra prendre en compte les revendications de la jeune génération qui compose le Hirak, très opposée à l’enfermement idéologique. La mutation opérée par les islamistes est néanmoins susceptible de constituer un atout dans leur quête du pouvoir si les dirigeants actuels ne se montrent pas à la hauteur. À cette seule condition, très improbable, l’islamisme pourrait alors redevenir la voie du « salut » de l’Algérie.
Anne-Clémentine Larroque
In revue Pouvoirs collection du Seuil, n°176 paru en janvier 2021 titre de ce numéro « La nouvelle Algérie ».  Janvier 2021
 

Notes

1. Abassi Madani intègre en 1963 l’association Al-Qiyam («les valeurs»), fondée par Malek Bennabi, intellectuel algérien formé en France et au Caire. En novembre 1982, il s’inscrit parmi les activistes prônant la mise en place de la charia et appelle à l’excommunication des impies (takfiri).
2. Direction des services de sécurité en Algérie, qui a remplacé en 2015 le célèbre drs (Département du renseignement et de la sécurité).
3. Le fis en avaient recueilli 47%, le msp 5% et le Mouvement de la renaissance islamique 2%.
4. Cité par Lakhdar Benchiba, « Les islamistes optent pour le boycott», Monde-diplomatique.fr,
5. Puis Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans le 1er mars 2017.
6. Adoptées en 1963, 1976, 1989 et 1996. La Constitution en vigueur avait déjà fait l’objet de révisions constitutionnelles en 2002, 2008 et 2016.
décembre 2019.
7. L’une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite, avec le chaféisme, le hanafisme et le hanbalisme.
8. Apparu au IXe siècle, c’est l’un des principaux courants de pensée sunnites et conserva teurs. Il prône la prédestination et demeure proche du hanbalisme.
9. Soit 1 477 735 des voix, contre 4 945 116 pour le vainqueur, Abdelmadjid Tebboune.

bibliographie

Akram Belkaïd, L’Algérie en 100 questions: un pays empêché, Paris, Tallandier, 2019.
Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, Paris, Seuil, 2019.
Anne-Clémentine Larroque, L’Islamisme au pouvoir. Tunisie, Égypte, Maroc, Paris, puf, 2018.Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, Paris, puf, 2020.

Biographie Anne-Clémentine Larroque

Historienne de formation, spécialiste de l’idéologie islamiste, chargée de cours à Sciences Po Paris et chercheuse associée au CEDEJ du Caire, Anne-Clémentine Larroque occupe le poste d’analyste-historienne pour la Justice depuis 2016. Elle est l’auteure de L’islamisme au pouvoir. Tunisie, Egypte, Maroc (Puf, 2018), d’une Géopolitique des islamismes (« Que sais-je ? », 3e éd. 2021), et co-auteure de Sortir du Bataclan. Récit et analyses (Bréal, 2016). 
Certains écrivains sont publiés de leur vivant dans la Pléiade, d’autres, comme elles, sont croquées très jeunes dans Charlie Hebdo. Redoutable honneur mais combien mérité.

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