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Quand la haine « numérique » devient réelle Par Luc Ferry

Quand la haine « numérique » devient réelle Par Luc Ferry

Les technophobes craignaient, il y a peu encore, qu’avec l’ère du numérique, le réel fût pour ainsi dire « dématérialisé » au profit du virtuel.

C’est en vérité à l’inverse exact que nous assistons aujourd’hui : ce n’est pas le réel qui se désincarne, mais les réseaux sociaux qui deviennent réalité, ces bouilloires de haine et de « fake news » qui commencent à s’incarner dans une société qui, hélas, le ressemble chaque jour davantage.

Quand on voit les barbus, associés pour l’occasion aux extrémistes de gauche et de droite, vociférer comme des malades mentaux contre un intellectuel parce qu’il est juif, quand on voit des gens casqués et cagoulés grimper sur le capot d’une voiture de police pour balancer à deux mains des pavés sur son pare-brise, on frémit à l’idée de ce qui pourrait arriver si nos policiers, que certains voudraient tant désarmer aujourd’hui, n’existait pas.

Il est probable qu’Alain Finkielkraut et la jeune policière qui conduisait la voiture auraient été lynchés sous les regards d’une foule de manifestants qui, à de rares exceptions près, se gardaient bien intervenir.

Oui, notre société commence à ressembler aux réseaux sociaux : les injures et les menaces de mort pourront bientôt atteindre chaque citoyen, non seulement parce qu’il est juif ou policier, mais tout simplement parce qu’il exprime une opinion divergente qui ne convient pas à tel ou tel groupe et que ce dernier se chargera de faire justice lui-même.

J’évoquais il y a peu, ici même, la prolifération par centaines de milliers l’année dernière des violences dites                « gratuites », les milliers de voitures (plus de 100 par jour !) qui sont volontairement brûlées chaque année en France, les agressions absurdes comme celle de cet énergumène qui se balade dans Paris avec son marteau pour casser tout ce qui passe à sa portée, à commencer par la Porsche d’un malheureux cuisinier qui avait sans doute réalisé un rêve d’enfant grâce à son talent et son travail.

Dieu sait que la politique d’Emmanuel Macron ne m’enthousiasme guère, à commencer par son incapacité à réduire la dépense publique comme à construire une vision du monde sensée, mais de là à le haïr, il y a un pas qu’il est indécent, voire ignoble de franchir, celui qui sépare l’argumentation critique de la hargne stupide et proprement démoniaque qui habite les réseaux sociaux et qu’on devrait, en démocratie au moins, bannir de l’espace public réel.

Autant je suis hostile à une loi interdisant les « « fake news » sur le Net, d’abord parce qu’un arsenal législatif existe déjà sur la diffamation, ensuite parce que c’est à nous d’exercer notre esprit critique et pas aux magistrats de dire la vérité, autant je suis favorable à ce qu’on lève enfin l’anonymat sur les réseaux afin de pourchasser par la loi les injures, les propos racistes, antisémites et les menaces de mort qui prolifère en toute impunité à la première occasion.
Certains disent que cela entraînera une autocensure. Mais c’est bien le but ! L’anonymat permet de parler en public comme en privé, une pratique dont l’universalisation rendrait le monde invivable. Sa levée obligerait enfin chacun à assumer ses opinions.

Je viens d’employer le mot « démoniaque ». Je ne crois évidemment pas en l’existence du Diable, mais en celle du démoniaque, oui. Je suis même convaincu que c’est le propre de l’homme, sa différence spécifique d’avec les bêtes. J’entends bien l’objection : les animaux ne sont-ils pas aussi agressifs et cruels ?
Sans doute. Mais la haine qui engendre le mal radical ne consiste pas seulement à faire du mal, mais bel et bien à prendre le mal en tant que tel comme projet–ce qui est une autre affaire, que la théologie traditionnelle désignait sous le nom de « méchanceté ».

Les animaux se dévorent entre eux, parfois ils menacent l’homme, mais ça n’est pas le mal comme tel qu’ils visent. Ils ne font qu’exercer leur instinct naturel de prédateurs. Dans l’œil humain, à la différence de celui de la langouste ou du pigeon, nous pouvons lire la possibilité d’un formidable excès dans l’amour comme dans la haine, car notre œil n’est pas un miroir de l’extériorité, mais de l’intériorité.

On peut y déceler le pire comme le meilleur, la méchanceté comme l’amour désintéressé, Agapè, deux passions qui sont, selon cette théologie chrétienne dont j’assume ici l’héritage, le véritable propre de l’homme.
Il serait temps que les manifestants comprennent, quelle que soit leur cause, qu’ils n’ont rien à gagner à copier les réseaux sociaux dans ce qu’ils encouragent de pire chez l’être humain.

Luc Ferry
Le Figaro

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