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Nos Juifs marocains, nos Marocains juifs

Nos Juifs marocains, nos Marocains juifs

Par Fadel Agoumi

L’intellectuel et journaliste marocain Jamal Amiar a consacré deux ans à la rédaction d’un ouvrage édifiant sur ces liens multidimensionnels qui unissent le Maroc à ses citoyens juifs et, par delà, à la relation continue entre les deux Etats.

Début juin 1967. Les tensions accumulées depuis plusieurs mois entre Israël et ses voisins arabes finissent par déborder en guerre. Dans le chaudron de panarabisme des années 60, les opinions publiques arabes sont chauffées à blanc et, bien qu’éloigné du contexte géopolitique de l’époque, le Maroc n’est pas épargné par la grogne populaire. C’est dans ce contexte que l’Etat marocain déploie discrètement des soldats en civils dans des villes comme Séfrou, Essaouira et d’autres pour protéger les quelque 200 000 juifs marocains d’une éventuelle prise à partie de leurs concitoyens musulmans. De manière plus ostentatoire, des commerçants musulmans mobilisent leurs fils, cousins et amis et mettent en place des dispositifs de protection de leurs collègues hébraïques.
Juifs ? Marocains d’abord ! C’est cette ligne de conduite qui aura animé la position du Maroc au cours des 60 dernières années. C’est ce jeu d’équilibriste entre cause palestinienne et identité marocaine, réussi avec brio que décortique l’intellectuel et journaliste Jamal Amiar dans son livre* «Le Maroc, Israël et les Juifs marocains». Jeu d’équilibriste, car comme l’explique l’auteur : «Le Maroc a toujours été en pointe dans la défense de la cause palestinienne, mais sans renier ses citoyens marocains juifs, qui aujourd’hui vivent en Israël , d’où le paradoxe politique, en apparence».
En apparence seulement, quand on parcourt les 342 pages de ce livre, fort documenté et qui fourmille d’anecdotes croustillantes. Car entre le Maroc et ses juifs c’est une histoire de famille. Il faut savoir que l’établissement des juifs au Maroc remonte à 2000 ans et qu’à l’aube de son indépendance, le Maroc comptait encore quelque 300 000 juifs parmi ses citoyens. Si aujourd’hui, la population juive résidente au Maroc est réduite à quelque 3 000 personnes, il n’empêche que les Marocains juifs essaiment partout. En Israël bien entendu mais également dans de nombreux pays. Point commun entre ces personnes aux vies, horizons et parcours hétéroclites ? Un attachement au Maroc, que le message de tolérance véhiculé par le Royaume n’explique pas à lui seul. Il y a plus profond et plus dense. Pour ces juifs, le Maroc c’est la famille, ou, pour mieux en saisir la dimension sociétale : lfamila.

Au Maroc les juifs se sentaient libres de vivre en tant que juifs

Au fil des 21 chapitres que l’on dévore, on comprend mieux ce sentiment où l’on retrouve à la fois des relations cultuelles, culturelles, politiques mais également économiques. Ainsi l’on découvre qu’il existe au Maroc des saints qui sont à la fois visités par des musulmans et des juifs. Les deux communautés partagent également un large répertoire musical et des traditions sociétales communes. Le tout servi par une diplomatie active. Car s’il est une constante qui a grandement contribué à ancrer dans la mémoire collective des juifs, marocains, israéliens ou autres, c’est bien le rôle bienveillant joué par les Souverains marocains. Jamal Amiar y consacre une bonne partie de son ouvrage et parle par exemple de diplomatie de l’Alyah (émigration juive vers Israël). Le monde entier est au courant rôle joué par Mohammed V qui refusa de livrer les juifs du Maroc au régime de Vichy. Ce que l’on connaît moins c’est que le Maroc n’a jamais demandé à un de ses Marocains de confession hébraïque de partir en Israël et que ceux qui revenaient étaient accueillis à bras ouvert dans leur pays. Les déclarations répétées et les assurances fournies par les Rois du Maroc quant au caractère inviolable des droits des juifs marocains ont participé à la défense puis à la renaissance de la culture juive marocaine. Ce qui fait dire au journaliste californien David Suissa (cité dans l’ouvrage) dont la famille est originaire du Maroc : «Ceci est l’âme de leur attachement : au Maroc les juifs se sentaient libres de vivre en tant que juifs».

Quand Raymonde Al Bidaouia chante à la gloire de Hassan II à Washington

Cette family story se poursuit et s’intensifie avec le rôle joué par
Hassan II tout au long de son règne et qui, en même temps qu’il a déployé les moyens pour garder les liens des Marocains juifs avec leur pays, a également été l’artisan du rapprochement israélo-arabe. L’on découvre par exemple qu’Yitzhak Rabin se rend dans le plus grand secret à Marrakech en octobre 1976 pendant 4 jours pour préparer avec Hassan II le rapprochement avec l’Égypte qui allait déboucher sur le discours de Anouar el-Sadate à la Knesset en novembre 1977, puis les fameux accords de Camp David, deux ans plus tard. L’on retrouve encore Hassan II à l’œuvre dans le rapprochement israélo-palestinien avec la visite de Shimon Pérès à Ifrane en 1986, la Conférence de paix de Madrid en novembre 1991 où les accords de septembre 1993 à Oslo qui ont normalisé les relations entre entités. Fait à relever, à leur retour d’Oslo, Rabin et Pérès font escale à Rabat, se recueillent sur la tombe de Mohammed V et sont reçus ensuite par Hassan II. Lfamila, lfamila…, autre illustration de la force de ces liens (ne figurant pas dans l’ouvrage): en 1995, à Washington, lors d’un spectacle donné devant Benjamin Netanyahou et le vice-Président américain Al Gore, la star marocaine juive Raymonde Al Bidaouia reprend la fameuse chanson «Marrakech Ya Sidi» chantée par Hamid Zahir à la gloire de HassanII  (NDRL à écouter absolument : https://youtu.be/f5K7K9mpkfk).

Autre anecdote parlante de cette volonté de Hassan II de maintenir les liens avec les Marocains juifs, en 1984, lors d’une conversation avec Dale Eickelman, (NDLR : professeur émérite au Dartmouth collège, USA) qui a préfacé l’ouvrage, l’ambassadeur du Maroc à Washington Maâti Jorio, expliquait à M. Eickelman que l’un de ses principales tâches consistait à «maintenir le contact avec les communautés juives marocaines»…

Années 2000, loin mais jamais lointaines…

La diplomatie de la médiation entamée par Hassan II perdurera et Mohammed VI s’inscrira dans la même continuité à la nuance près que la première décennie des années 2000 verra l’accroissement de tensions entre Israël et la Palestine avec les deux intifada. En dépit d’un gel des relations diplomatiques entre les deux pays, le bon sens perdure alimenté par un lien qui reste reste fort. Ainsi, en septembre 2003, le Roi Mohammed VI reçoit le chef de la diplomatie israélienne pour discuter de sécurité et de menace terroriste ; début 2006, Amir Peretz, le natif de Béjaâd, chef de l’opposition travailliste, est reçu en audience quelques semaines avant les législatives israéliennes du mois de mars. En 2010, en visite à Londres, le Souverain rappelle publiquement l’attachement et les liens unissant les Marocains juifs de la diaspora et le Maroc. Enfin, lors de la réforme de sa Constitution en 2011, le Maroc revendique entre autres composantes de son identité la dimension hébraïque. Il est le seul pays arabe à l’avoir fait et à oser le faire. Le Maroc s’assume sans complexe vis-à-vis de la question juive…

Contact jamais distendu

Les accords d’Abraham signés le 22 décembre 2020, fruits d’une volonté commune sont donc venus officialiser et intensifier un processus qui n’a jamais connu d’interruption. Car quand bien même les relations diplomatiques ont été rompues pendant près de 2 décennies, la coopération sécuritaire et économique a continué avec des rencontres officieuses et des échanges commerciaux transitant par Marseille et Barcelone. Le contact des Marocains juifs avec leur pays, lui, ne s’est jamais distendu, à l’image d’un Yariv Elbaz, dont les parents sont originaires de Béjaâd et qui a marié sa fille à Marrakech en décembre 2021 ou encore de Marc Lasry, milliardaire maroco-américain, membre du parti démocrate qui milite pour la cause marocaine au pays de l’Oncle SAM.
Aujourd’hui, «la vie juive a été remplacée par des contacts entre Marocains et Israéliens», juge Steve O’Hana, ex-Président du Conseil d’affaires liant les deux pays. Contacts économiques, politiques, culturels, ça fuse de partout et «il ne se passe pas un jour sans une actualité maroco-israélienne», mais la famila story n’est pas prête de s’éteindre. On gardera en mémoire cette image de Meir Ben Shabat, le Président du Conseil national de sécurité israélienne, reçu à Rabat en décembre 2020 et qui s’adresse au Souverain en disant «Allah ybarek fe3mer sidi, Allah ytawwel aamar sidi». Le khawa khawa existe donc… entre Marocains et juifs.
Voici pourquoi cet ouvrage, qui sortira au Maroc dans quelques jours et qui s’est classé en un peu moins d’une semaine en France en 2e position des livres les plus achetés sur le amazon.fr, vaut la peine d’être lu. Un travail d’historien, doublé d’un storytelling maîtrisé. Bravo l’artiste.

*«Le Maroc, Israël et les juifs marocains», éditions Bibliomonde, 342 pages. Disponible en librairies et en version numérique

Hommes de l’ombre

Dans l’histoire des relations entre le Maroc et Israël un nombre considérable de Marocains juifs ont œuvré à la préservation des liens entre les deux pays. On ne saurait en parler sans citer André Azoulay, Conseiller Royal depuis 1991. Il y a également le grand rabbin David Pinto qui a joué un rôle clé dans le rétablissement des relations entre les deux pays. D’autres hommes d’affaires ou des personnages publics à l’image de Yariv Elbaz Steve O’hana, Marc Lasry, Robert Assaraf, David Amar ou encore Serge Berdugo, veillent à entretenir la flamme et l’esprit communautaire.
Ce qui pourrait affaiblir les relations Maroc-Israël

Dans le dernier chapitre de son livre Jamal Amiar évoque 7 facteurs politiques et diplomatiques qui pourraient affaiblir les relations étroites existant entre les deux pays, notamment en raison de leur impact sur l’opinion publique marocaine.

-Une guerre entre Israël et l’Iran si elle s’étend à d’autres pays arabes
-Une guerre à Gaza
-Une intifada
-Une impasse dans le processus de paix israélo-palestinien
-Le rang diplomatique traduit par l’absence d’ambassade mais seulement d’un bureau de liaison entre les deux pays, qui ne satisfait pas les Israéliens
-La restitution des biens culturels du patrimoine marocain juif
-L’opinion publique marocaine dont une partie est hostile envers l’Etat d’Israël.

*«Le Maroc, Israël et les juifs marocains», éditions Bibliomonde, 342 pages.

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