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Nabil Ayouch : “Je voulais montrer la réalité qui se cachait sous les attentats de Casablanca”

 

Nabil Ayouch : “Je voulais montrer la réalité qui se cachait sous les attentats de Casablanca”

 

 Comment passe-t-on de gamin à terroriste kamikaze ? Le réalisateur Nabil Ayouch s'en penché sur la question dans “Les Chevaux de Dieu”. Un film aussi émouvant qu'éclairant.

 

Propos recueillis par Frédéric Strauss

Le réalisateur des Chevaux de Dieu a un beau et grand sourire en nous accueillant : « J'ai grandi avec Télérama ! Ma mère était prof, alors votre magazine était un peu la bible à la maison. Je regardais le petit bonhomme qui sourit ou qui ne sourit pas et j’ai continué quand j’ai commencé à faire des films ». Comment le gamin né en 1969 à Sarcelles a-t-il rencontré le cinéma ? « Avec un père marocain musulman et une mère juive et française, j'ai trimbalé une histoire d'identité qui était compliquée quand j’étais gosse. Alors, j’ai passé une partie de mon enfance dans l’imaginaire, qui a pris beaucoup de place dans ma vie. Le cinéma est arrivé naturellement, après le théâtre. J’ai tourné un premier court métrage en 1992 pour lequel j’ai embauché un garçon de 15 ans que j’avais rencontré à Trappes. Il s’appelait Jamel Debbouze, il a eu le premier rôle de ce film, Les Pierres bleues du désert, et c’est comme ça que tout a commencé ». Depuis 1999, Nabil Ayouchvit au Maroc, où il a notamment tourné Ali Zaoua, Prince de la rue (2000). Dans Les Chevaux de Dieu, il raconte l’enfance des jeunes Marocains devenus kamikazes et morts dans les attentats de Casablanca en 2003. Un film à la fois émouvant et éclairant qui est à ce jour sa plus belle réussite. 


Votre film est sorti récemment au Maroc. A-t-il provoqué des réactions ?
J’avais peur que ce film soit mal compris car il raconte une histoire douloureuse sur laquelle le Maroc est passé très vite, sans pouvoir faire un travail de mémoire. Mais le public a manifesté une envie de comprendre et s’est vraiment intéressé au film. Les gens n'ont plus envie de se contenter des thèses officielles. Sans doute parce que le Printemps arabe est passé par là. Ce qui avait été dit jusqu'ici sur les attentats dont il question dans Les Chevaux de Dieu, c'est qu'ils étaient le fait d'une cellule terroriste soutenue par des islamistes à l'étranger. Sauf que ce ne sont pas des terroristes venus d’Afghanistan qui ont commis ces attentats, mais des gamins qui habitaient à côté de Casablanca, et ça change tout. Par-delà les questions de religion, ces attentats pointaient un problème de société pour le Maroc, une défaillance de l'éducation, de la justice sociale dans un pays qui laisse des gens vivre dans l’exclusion et prend le risque de créer des frustrations et de la violence. Mon film veut justement regarder du côté de ces vies qu’on n’a pas voulu comprendre, montrer la réalité qui se cachait sous les attentats, et le public apprécie cette approche. Les Marocains sentent bien que nous ne sommes pas complètement sortis de ces difficultés : il y a eu d'autres attentats depuis ceux de 2003, perpétrés par des jeunes qui vivaient eux aussi dans des bidonvilles, hors de la société. Qu’est-ce qui fait que des jeunes se sentent à un tel niveau de marge et d’abandon qu’ils en arrivent à des actes aussi extrêmes ? C'est ce que les gens veulent comprendre aujourd'hui.

Le cinéma est-il une manière de soutenir le changement dans le Maroc d’aujourd’hui ?
Je fais partie de la génération Mohammed VI. Je n’ai pas connu les décennies 70 et 80, les années de plomb au Maroc, mais je vois qu'on prend un chemin nouveau, qui tourne le dos au tout sécuritaire d’avant. Beaucoup de décideurs politiques ont demandé à voir mon film et c’est un bon signe. Si le débat s’ouvre vraiment, cela pourra aider à avoir une autre approche de ces phénomènes de société. L'état fait déjà des efforts. Par exemple, une ligne de tramway a été ouverte récemment entre le bidonville que je montre dans mon film et le centre de Casablanca. C'est un moyen concret de lutter contre l'exclusion. Mais si on veut arriver à vraiment faire changer les choses, il va falloir ouvrir de nouveaux cinémas et des lieux d’expression pour que ces gamins, qui sont comme les autres même s’ils sont nés dans un bidonville, puissent donner ce qu'ils ont en eux et que cette énergie ne tourne pas en rage à force de ne pas pouvoir se libérer. Le Maroc manque encore beaucoup de salles de cinéma, puisqu'on a quarante-six écrans pour 33 millions d’habitants, alors qu’en France on a 5 000 écrans pour à peine le double de la population. Il faut agir dans le domaine social et culturel en même temps. C'était ma démarche avec Les Chevaux de Dieu : je ne me suis pas contenté de tourner dans un bidonville, j'y ai fait un travail avec les associations qui travaillent là tout le temps. J’ai aussi créé la Fondation Ali Zaoua pour aider ces jeunes et leur ouvrir les métiers du cinéma.

Dans l’extrait des Chevaux de Dieu ci-dessous, les deux frères dont vous racontez l’histoire sont réunis, quand l’aîné sort de prison, où il a été en contact avec des islamistes et où il a beaucoup changé. La scène est à la fois spectaculaire et intimiste, comment l’avez-vous conçue ?
Je voulais qu’on sente l’enfermement dans ce bidonville. Ça voulait dire, tout au long du film, utiliser par moments une caméra très proche des personnages à l'intérieur du bidonville et, à d’autres moments, s’élever, prendre de la hauteur pour montrer cette étendue de tôles, comme une prison à ciel ouvert. Dans cette scène, j'ai voulu combiner ces deux approches en une : être à la fois avec les personnages, dans le bidonville, puis prendre de la hauteur, avant de redescendre au niveau des personnages. J'ai fait appel aux Belges qui ont créé le système flying-cam : un hélicoptère de deux mètres environ, téléguidé et portant la caméra. Le plan était très compliqué, il y avait beaucoup d’obstacles, des poteaux, des antennes, et je voulais qu’on zigzague au dessus du gamin pour dessiner le chemin du personnage à travers les venelles jusqu’à son frère. Au moment de la prise, j’étais à côté du pilote au sol et je lui indiquais les directions qu’il devait faire prendre à l’hélicoptère téléguidé. Il y avait une chorégraphie assez précise et un mouvement délicat à la fin pour basculer à nouveau dans l’intimité. Il nous a fallu huit heures pour réussir ce plan ! C'était le plus compliqué de tout le film. Ça me fait plaisir d'en parler car c’est pour des plans comme ça qu’on se bat dans le cinéma, pour cette magie qu’on arrache au moment du tournage. On a fait quatorze prises, il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas et soudain, sur une prise, tout est là, l’élévation voulue, le mouvement, le retour au niveau des personnages, tout s’enchaîne. C'est évidemment alors un moment très fort pour moi et pour toute l'équipe. Et c'est fort parce que ce n'est pas seulement une prouesse technique. La difficulté du plan est justifiée par ce qu'on raconte : des retrouvailles après une longue séparation. La course à travers le bidonville permet de dire la joie, l'attente et l'espoir accumulés au fil des années, et puis soudain la confrontation avec une réalité inattendue : le frère est revenu mais il n'est plus le même. Cette scène montre un chemin qui se dessine à travers le bidonville et raconte des chemins de vie qui ont changé.

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