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Merci Mouloudji, jusqu’à toujours ! Par Pol-Serge Kakon

                    

                  Merci Mouloudji, jusqu’à toujours !

 

                                                              Pol-Serge Kakon

 

                  Période ensorcelée que celle de la création du Bateau Ivre en 1966. Peut-être m’y étais-je attelé sous l’emprise d’une exaltation d’apatride, guidé par un besoin d’appartenance à ce qui serait une sorte de petite république poétique, imaginaire, peuplée d’une horde d’insoumis, de fous d’amour, qui avaient noms Rimbaud, Verlaine, Prévert, Aragon, Brassens et j’ en passe ! Et d’autres encore.

                  C’est d’abord dans un local de la rue de l’Echaudé, à St Germain-des-Prés, que je lui ai fait décor. À peine sorti des plâtras, il s’est donné de la voix ; je veux parler de celles d’artistes, de poètes, je veux parler de la magie de la langue française, des paroles d’un temps que les décibels n’avaient pas encore assourdi. Un temps où le chaudron des vanités frémissait à peine, un temps de pudeur où le souvenir de la guerre, qui n’avait même pas vingt ans, invitait à l’humilité, où les chants des hommes se voulaient plus beaux qu’eux-mêmes. Je chantais alors: « Ce n’est pas que je sois d’ici, ce n’est pas que je sois d’ailleurs ». Je n’ai pas changé.

 

                 Quinze ans séparaient à peine le début des années soixante de la fin de la collaboration dont la France d’abord pétrifiée devant son miroir traversé d’ombres, se détachait à reculons avec circonspection. Silence ! On oublie ! C’est pourquoi, dans les rues de Paris, une jeunesse confuse de ce qu’on lui taisait, en mal d’humanité, se cherchait du regard ; c’est tout juste si, pour s’adresser les uns aux autres, entre jeunes gens, on ne se disait pas « salut frère ».

 

                 Dans cette euphorie oublieuse, fraternelle les chansons d’Aragon, de Brassens, de Prévert, de Boris Vian, de Juliette Greco, de Mouloudji, couraient alors dans les rues ; nous courrions derrière elles, chevelus, bardés de guitares à peine accordées, ruisselants de rimes et de désirs nouveaux.

 

                   À peine avons-nous vu venir  ce joli mois de Mai 68 qui s’était mis soudain à battre le pavé, au propre comme au défiguré.

                 Sous l’effet de la rumeur du remue-ménage qui lui parvenait de l’immense aire de jeu qu’était devenu le quartier latin, le Paris des grandes personnes se tenait interdit devant les blasphèmes proférés par ses propres enfants, du genre : « il est interdit d’interdire ». En fait, le fil conducteur ou éducateur, s’était déjà bel et bien rompu entre les générations : celle des pères que les mots « allemand » ou « juif » plongeaient alors dans l’embarras et celle des fils qui scandaient à présent : « Nous sommes tous des juifs allemands ».

                

              Tandis que la ville s’agaçait plutôt de ce désordre pour lequel le général de Gaulle avait remis au goût du jour le mot de « chienlit », nombre artistes appartenant à la nomenklatura de l’époque se tenaient discrètement en réserve. Sait-on jamais ? Le vent pouvait tourner qui tourbillonnait déjà vertigineusement. Cependant, quelques-uns, dont Mouloudji, décelaient dans ce chahut, avec une bienveillance plutôt complice, des signes annonciateurs de changements.

             Il faut dire qu’il avait vécu dans la clandestinité pendant l’occupation, Mouloudji, qu’il allait être le premier à chanter l’insoumission en enregistrant « Le déserteur » de Boris Vian, en 1962. La part d’étranger en lui qui se proclamait :« catholique par ma mère, musulman par mon père, un peu juif par mon fils, bouddhiste par principe et athée grâce à Dieu », ne pouvait rester indifférente aux slogans qui fusaient de la Sorbonne pour se répandre sur les rives de la Seine. La poésie en plus, c’est peut-être pourquoi il est entré, si naturellement au Bateau Ivre, en compagnie de Vicky Messica qui y disait des poèmes, et de deux ravissantes jeunes femmes. Ils se sont installés en silence à l’instant même où je commençais à chanter une de mes chansons écrite cependant avant ce mois de mai, qui se découvrait soudain une coïncidente résonance du côté de la Sorbonne :

 

 

Ce n’est pas que je sois d’ici

Ce n’est pas que je sois d’ailleurs

La terre se raccourcit

Dans le rire ou dans la douleur

À gribouiller le désespoir

Sur les trottoirs de l’enfance

À tenir dans sa guitare

Les secrets de la mouvance

On se fait une gueule à voyager

Et on devient un étranger…

 

Après mon tour de chant, Mouloudji est venu me dire qu’il avait aimé ma chanson et moi, comblé, j’avais osé :

-      Elle serait très fière d’être chantée par vous ! C’est ce qui pourrait lui arriver de mieux !

-      Pourquoi pas ? Téléphonez-moi, nous en parlerons.

 

Infiniment heureux sur le moment, je m’étais mis à douter dès le lendemain : peut-être m’a-t-il seulement dit « téléphonez-moi » par élégance devant les deux jolies filles qui l’accompagnaient. Qu’en avait-il à faire de ma chanson ?

           

            Quelques jours plus tard, je saisissais le téléphone d’un geste de défi pour l’appeler ; nous avons pris rendez-vous et je me suis rendu chez lui, rue de Provence.

             Ainsi se présentent parfois des bonheurs de l’existence. Il m’a proposé d’enregistrer mes chansons dans sa maison de disques.

             Le jour de l’enregistrement, il a chanté avec moi, en duo, le refrain de ma chanson « Les gueules à voyager ». Ce disque m’a longtemps accompagné comme un talisman, merci jusqu’à toujours Mouloudji !

             

              Les temps étant à la barbarie, peut-être vaut-il mieux, comme a dit Einstein, ne pas penser au futur, il vient bien assez tôt. Autant se souvenir des belles chansons : Mouloudji , Brassens, Brel, Ferrat, de celles de tant de poètes au Bateau Ivre, de la guitare d’Atahualpa Yupanqui, de celle de Martin Torres qui m’accompagnait certains soirs.

              Rien ne comptait plus que sa guitare, dans la vie de Martin Torres. Entre elle et lui, quelle intimité ! L’un dans l’autre jusqu’au bout de la nuit, rasade après rasade de whisky. Des murmures et des caresses, puis soudain hors d’eux-mêmes, soumis à quelque pouvoir surnaturel, tous les deux en transes puis à nouveau revenus à une profonde douceur, trempés de sueurs, avant de s’enfuir au galop vers d’infinies solitudes. Nous pouvions entendre battre nos cœurs. À l’instant où ses doigts effleuraient le dernier accord, nos lèvres restaient cousues.

 

              Grâce à Mouloudji, accompagné par Martin Torres, il m’arrivait de chanter à la Villa d’Este près de l’avenue des Champs – Élysées, « un dîner spectacle » haut de gamme : menu gastronomique composé d’entrées, entremets salés, homard, rôti, et quels desserts !

               Le programme du spectacle se composait d’un présentateur pour détendre la clientèle de province un peu intimidée par la capitale. Ensuite un humoriste arrivait avec les entremets. Le présentateur m’annonçait alors dans le branle-bas de combat de serveurs, réglé comme un ballet pour le changement de couverts et aussitôt je faisais mon entrée en même temps que le homard. Je connais peu d’artistes capables de rivaliser avec un homard à l’armoricaine ou même thermidor. Le combat étant quasiment perdu d’avance, je pouvais me lâcher pour l’amour de chanter et laisser à Martin Torres le champ libre pour de prodigieuses improvisations. Mon copain Alfredo de Robertis, flûtiste et joueur de charango, se joignait à nous certains soirs. Alors nous menions un train d’enfer au homard qui finissait par reculer un peu à la troisième ou quatrième chanson. Applaudissements. Puis encore une chanson pour une sortie honorable.

              Une chanteuse nous relayait alors dont la jolie voix finissait par attendrir le carré d’agneau. Pour finir, la farandole des desserts, avec Mouloudji, à lui seul une corbeille de cerises sur les gâteaux, avec ses chansons déjà sur les lèvres des couples de quinquagénaires qui lui faisaient un triomphe.

 

           Quelques années  plus tard Martin Torres n’a plus voulu compter avec la vie. Toute une bande de musiciens latino-américains, guitares et tambours, flûte des Andes et charangos, l’ont accompagné jusqu’à sa tombe. J’imagine  l’inacceptable silence qui doit étreindre sa guitare  par moments, veuve, dans le coin d’une chambre, devant un lit défait, à Paris, peut-être à Buenos Aires.

 

         Quant à Mouloudji, le chanteur, l’écrivain et le peintre, le pote, qui naviguait entre les écueils de la célébrité, des amours, des solitudes, avec charme et dérision, avec son sourire à la fois canaille et pudique d’éternel adolescent, son souvenir caresse à jamais, comme une brise, les champs de blé peuplés de coquelicots.

« longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues… ».Un peu comme dans la chanson de Trenet, se profile certains soirs l’ombre de Mouloudji dans les ruelles de Saint-Germain-des-Prés où je m’entends parfois murmurer: « Merci Moulou… Jusqu’à toujours ».

 

                         Pol- Serge Kakon

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