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Les petites cases israéliennes

 

Elisabeth Rozen

Un des principaux avantages de l’Alyah, il faut l’avouer, c’est de laisser derrière soi une bonne partie de ses problèmes d’identité. Quel soulagement et quelle joie de poursuivre sur la route de la vie délesté de ce poids sur les épaules. Oui, on peut en Israël être juif et se fondre dans la société, sans avoir à rentrer dans le moule d’une communauté et sans peur panique de couper le fil à force de compromis.

Mais évidemment, puisqu’être juif ça doit quand même rester compliqué sous peine de perdre de sa saveur, lorsque tu deviens israélien, tu comprends rapidement que vas devoir t’enregistrer dans une petite case : Tu es juif, oui, ça c’est basique, mais quel juif es-tu ? Hiloni? Massorti ? Dati Leumi ? Haridi ? C’est comme ça, ici on aime le dyouk (la précision) et les petits tiroirs.

Sans même avoir le temps de comprendre les subtilités du classement, tu vas devoir choisir ton camp. Et attention car ta réponse détermine également pour quel parti politique tu vas voter, grosso modo. Et fixe aussi l’éducation que tu vas donner à tes enfants et le lieu où tu vas habiter, surtout lorsque tu t’éloignes des grandes villes.

Au début c’est amusant, presque émouvant, ça change des petits arrangements à la française. Quel luxe nous avons ici, sur notre terre, de nous disperser en catégories et de dépenser tellement d’énergie pour préciser encore et encore notre identité. Et puis c’est humain et pratique de se ranger dans des tiroirs, tout le monde préfère vivre aux côtés de ceux qui lui ressemblent.

Et puis les années passent, et ça commence à coincer aux entournures. Parce qu’évidemment, en Israël, tout est plus compliqué qu’ailleurs.

Dans un pays qui gère en équilibriste sa propre identité juive, entre les pionniers laïcs de gauche et la terre située religieusement à sa place biblique, se définir comme citoyen n’est pas si simple et positionner son pion sur l’échiquier politique prend des dimensions carrément… spirituelles.

Pour un olé qui débarque avec sa propre histoire de juif de galout, élevé au biberon des grandes valeurs occidentales, le petit catalogue de tiroirs préformés paraît bien superficiel. Qui es-tu ? Hiloni? Massorti ? Dati Leumi ? Haridi ? Smallani ? Yemani ? Traitre ou fasciste ?

Choisis ton camp et prépare toi à affronter tes frères comme tes ennemis au moindre regain de tension. Pardon, je m’égare, c’est que j’ai besoin de respirer, je me sens à l’étroit dans ces catégories : car je suis tout à la fois, moi, je suis une mutante, je suis ola, je suis française et idéaliste de surcroît. Ma liberté je l’ai gagnée avec l’alyah et je voudrais la conserver, s’il vous plaît…

Alors je me mets à rêver.

Que les frontières entre les différentes franges du peuple s’estompent, deviennent poreuses, et qu’on se rassemble autour d’un même projet et surtout d’un même grand leader (qu’on attend (im)patiemment)

Que la haine exprimée de l »autre juif’ soit considérée comme un vrai problème de société, pris à bras le corps à la fois par la base, chacun à son niveau, et aussi par les gouvernants, histoire de montrer l’exemple. Parce que si les réseaux sociaux représentent ne serait-ce qu’une partie de la réalité ces derniers jours, on est mal barré. Pensée unique, populisme, intimidations…

Dans ma société idéale, à chaque fois que le pays rentrerait en tension, à chaque fois que le peuple devrait faire face, encore et encore, à un problème éthique impossible, on aurait tous en tête que l »autre juif », celui qui pense le problème différemment, le traître ou le fasciste, au choix, celui qui te hérisse le poil car tu es à la fois si proche et si loin de lui, bref, que ton frère ennemi n’a pas besoin de ta haine. Et que tu n’as pas besoin de la sienne. Et que même, tiens, on pourrait punir ça pénalement si ça dépasse les bornes.

Parce que l’énergie qui part dans ces batailles fraternelles ne va pas ailleurs. Et surtout parce que le véritable danger ne vient pas de cet « autre juif » si menaçant dans sa différence, mais bien de ce ressentiment qui divise le peuple un peu plus à chaque nouvel événement.

Car où est la vérité juive absolue dans notre société israélienne contemporaine ? Dans le respect de la Torah avant tout ? Dans la recherche d’une souveraineté sur chaque morceau de terre ? Dans les combats pour une société meilleure ? Dans la recherche utopique de la paix ? Dans la recherche d’une morale exemplaire ? Dans la lutte pour notre survie ? Dans la volonté de construire avant tout un pays vivable pour nos enfants ?

Puisqu’il n’y a pas de réponse unique à cette question, pourquoi voudrait-on que le feu qui anime chacun soit le même pour tous ?

Et si on se faisait doucement à l’idée que peut-être, je dis bien peut-être, chacun pourrait avoir une place légitime dans le peuple ? Une place nécessaire même ? Le dialogue en plus et le ressentiment en moins ?

Voilà à quoi je pense quand on me demande de me ranger sagement dans un petit tiroir israélien :

Je me rebelle et je sors la grande artillerie. Je pense à la sortie d’Egypte et je refuse de devenir l’esclave d’une catégorie. Je formule le vœu que notre peuple retrouve le goût et l’intérêt de s’unir. Qu’on se laisse à chacun la liberté d’évoluer. Qu’on arrive à se regarder du haut de nos replis. Qu’avant de se détester, de s’interdire la parole ou de s’excommunier mutuellement, on se souvienne qu’on fait chacun partie d’un même tout, qui a besoin de toutes ses composantes pour continuer à exister avec tellement de force.

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