Share |

La première école de l'A.I.U a Tetouan

La première école de l'A.I.U

Sarah Leibovici était issue d'une famille originaire de Tétouan . Passionnée par l'histoire de cette ville et de sa communauté juive, elle a publié en 1984, aux éditions Maisonneuve et Larose, Chroniques des Juifs de Tétouan, 1860- 1896.

Elle consacre plusieurs chapitres de cet ouvrage à la première école de l'Alliance, ouverte précisément à Tétouan. En voici quelques extraits, à travers lesquels ceux qui l'ont connue retrouveront la curiosité sans cesse en éveil, la rigueur et la chaleur de Sarah Leibovici, malheureusement disparue le 17 décembre 1990.

 

En ce début d'été 1862, les craintes des Juifs tétouanais de se voir abandonnés à leur sort précaire d'avant-guerre se dissipèrent quelque peu quand, les Espagnols ayant à peine repassé le Détroit, le judaïsme européen, par le biais de l'Alliance israélite universelle et du Board of Deputies de Londres, prit la relève de l'espoir (…)

Le champ d'action était énorme, car vaste était la carte de la souffrance juive, qui s'étendait de la Russie au Moyen -Orient. Mais les regards de l'Alliance, comme ceux duBoard of Deputies, se portèrent d'abord sur le Maroc et en premier lieu sur Tétouan, choix qu'avaient aidé à fixer tant les informations rapportées par M. Albert Cohn que les rapports de MM. Moses H.Piciotto et Joseph Halévy. M. Picciotto, président de la communauté séfarade de Londres et membre du Board, particulièrement actif dans l'oeuvre d'assistance aux Juifs marocains réfugiés à Gibraltar, avait pu mesurer, là même puis au Maroc, en octobre 1860, l'ampleur de la tâche à accomplir ; et de son Jews of Morocco Report, paru dans la capitale anglaise en 1861, l'Alliance avait tenu le plus grand compte, retenant l'idée qu'il proposait, celle d'ouvrir à Tétouan "une école publique, d'instruction religieuse et séculière". En 1861, les conclusions qu'avait tirées de sa mission M.Halévy, orientaliste distingué, avait été également pessimiste et concluante : Ce serait donc là, pour cette communauté judéo-espagnole du Nord, qu'on tenterait d'ouvrir le premier de tous les établissements modernes dont beaucoup rêvaient. Mais rien ne pouvait se faire sans l'appui des rabbins, sans l'assentiment et la coopération des notables. Les Juifs de Tétouan étant particulièrement religieux et conservateurs, il faudrait "ménager les préjugées et les vieilles habitudes", selon l'avis de M.Picciotto, convaincre - mais sans heurter- de la nécessité de sortir de l'immobilisme et de s'ouvrir progressivement à une vie plus occidentale, plus apte à assurer un avenir meilleur, tout cela dans l'absolu respect de la foi.

Emmanuel Menahem Nahon, vice-consul de France et cheville ouvrière de l'école
Le 26 juin 1862, très peu de temps donc après la fin de l'occupation espagnole, le comité central chargeait déjà M. Emmanuel Menahem Nahon d'une mission délicate: celle de mener les négociations, au nom de l'Alliance israélite universelle et du Board of Deputies de Londres, en vue d'obtenir l'accord de la communauté. En même temps, à Paris, le Consistoire central sollicitait le gouvernement afin que fût assuré à la future école la protection de la France. 
Emmanuel Menahem Nahon, vice-consul de France à Tétouan depuis 1849, était tout à fait qualifié pour mener le combat, tant par sa position que par sa connaissance du terrain, lui qui depuis des années plaidait en faveur de la création d'une école française. (…) Fort de son titre et de sa protection française, qui lui assuraient un crédit certain auprès des autorités marocaines, M.Nahon veillait sur la paix de ses coreligionnaires. Une paix fragile, de nouveau menacée depuis la fin de l'occupation. 
Une semaine plutôt, le chef de la communauté avait informé le vice-consul de l'ordre que lui avait intimé le pacha : rétablir les anciens usages, c'est-à-dire l'obligation pour les Juifs de se déchausser en passant devant les mosquées et le palais ! Comment l'admettre ? Il était donc allé voir le gouverneur avec lequel il entretenait de bons rapports et l'avait convaincu que cette politique, aussi surannée que discriminatoire, serait mal vue en Europe. L'ordre avait été rapporté : tels étaient la précarité de la condition judéo-marocaine et le poids d'une représentation consulaire !

L'A.I.U, très informée grâce aux rapports circonstanciés de MM. Piccolo et Halévy, avait trouvé sur place, en la personne de M.Nahon, un collaborateur dévoué, efficace et étonnamment précis (….)
A peine chargé de mission, M.Nahon convoqua chez lui les membres de la Juntes pour plaider la cause de l'école. Il était assisté du Dr Schmidt - le médecin rétribué par les Rothschild de Paris, qui avait succédé au Dr Hauser - lequel était déjà en correspondance avec le Board of Deputies de Londres, partie prenante lui aussi dans l'entreprise. Il y allait de l'intérêt de tous et de l'avenir des enfants, déclarât-il avec conviction. L'étude de la Loi ne suffisait-elle pas ? Lui rétorquèrent les conservateurs, méfiants. Pourtant la chaleur du vice- consul était telle qu'elle vint à bout, le jour même, des ultimes résistances. Les représentants de la communauté s'engagèrent à fournir un local, se préoccupant déjà de la fabrication du mobilier scolaire…

Difficultés matérielles et réticences communautaires
Mais de nombreuses questions restaient encore à résoudre, financières au premier chef. A combien se monterait la subvention de l'Alliance ? Quelques pères de famille prirent l'initiative d'ouvrir une souscription destinée à couvrir les frais d'entretien du futur établissement et fixèrent au surlendemain, 27 juillet, une réunion sur ce sujet dans la plus grande synagogue. Mais qui serait l'instituteur ? Le docteur proposa M. Hermann Cohn, qui se trouvait alors à Gibraltar, candidature que soutint le vice- consul. Car cet homme avait des références, étant le frère de M. Albert Cohn de Paris, que les Tétouanais avaient eu l'honneur de rencontrer deux ans auparavant. Hermann avait un autre atout : il parlait l'espagnol. 
Fin juillet, un local assez grand pour y recevoir deux cents élèves était déjà loué, pour deux ans, au loyer annuel de 350 francs. Mais il fallait y entreprendre des travaux, cet immeuble ayant souffert, comme tous les autres, de l'occupation. Fin août, le chantier était déjà en pleine activité, que surveillait de près M. Nahon. Mais à la mi-septembre, le bois manquait pour la fabrication du mobilier (…)

L'école se gagnait des sympathies, si de nombreux parents restaient à convaincre. Le vice-consul rêvait, pour le futur établissement, d'une double protection de la France et de l'Angleterre, par le biais de l'Alliance et du Biard qui s'étaient engagés à la subventionner ; il voulait aussi qu'on pût doter l'école "d'un buste de Sa Majesté Napoléon III ou d'un portrait de sa famille qui protège à un si haut degré l'instruction", manifestant cet autre souhait de recevoir du Biard, outre le portrait de son président, " celui de sa Majesté la reine de Grande-Bretagne et de son auguste famille" ; et avec déférence, il sollicitait également une photographie de M. Lois -Jean Koenigswarter, qui présidait aux destinées de l'A.I.U. Ne seraient-ce pas là les plus prestigieux modèles pour les petits Juifs tétouanais ? (…) 
Le 12 décembre, arriva enfin, avec M.Hermann Cohn, la caisse de matériel d'enseignement envoyée de Paris via Gibraltar. Il n'y avait donc plus à attendre. La Junta fixa au mardi 23 décembre, 13 heures, l'ouverture officielle de l'école.

La séance fut ouverte, à une heure précise, par le grand rabbin Isaac Bengualid, noble et vénérable figure, quatre-vingt cinq ans de sagesse et chef incontesté. 
S'adressant essentiellement aux enfants, son discours chaleureux retraçait d'abord l'action de l'Alliance et du Board, soulignait aussi les efforts consentis par la Junta pour que fût créée l'école. Son éloge du travail et de l'étude, ses conseils quant au respect dû au professeur, son rappel du bonheur réservé à ceux qui suivent les préceptes de la sainte Loi juive, précédèrent ses bénédictions.
Succédèrent au grand rabbin: M. Lévy Cazes qui parla au nom de la Junta ; M. Menahem Nahon, vice- consul de France, mais qui oublia là sa fonction pour ne se faire que l'apôtre du judaïsme et de l'instruction ; le Dr Schmidt, de la mission de M. Le baron de Rothschild ; M. Herman Cohn enfin, le professeur, heureux de la tâche qui lui était confiée et à laquelle il promettait de ne jamais faillir. Son discours - évocation de l'histoire juive, tableau des bienfaits de l'instruction, gratitude à toutes les parties prenantes dans cette réalisation - se termina par une "invocation du ciel en faveur de S.M. Napoléon III, de la reine Victoria, de l'empereur du Maroc, de la reine d'Espagne, de leurs représentants du corps consulaire, de l'Alliance, du Board , de la Junta de Tétouan, de nos frères rabbins, enfin de toutes les personnes qui ont contribué à l'œuvre sainte et noble de cette création" (…) 
Bardés de bénédictions et porteurs de grandes espérances, cent dix élèves firent donc leur rentrée le 28 décembre. Par le choix du local, on avait vu assez grand pour deux cents, et trois cents s'étaient fait inscrire. Le matériel étant compté, force avait été de limiter, dans ce premier temps, le nombre des élus.

Définition des objectifs pédagogiques.
Maître unique, Hermann Cohn se partageait entre les quatre divisions. Tour à tour, de dix heures à trois heures de l'après - midi, il se consacrait aux petits puis aux grands. Le reste du temps, ces garçons allaient retrouver les trois rabbins qui enseignaient tout à côté, ce qui faisait cohabiter les deux styles : l'ancien et le nouveau. 
D'emblée, la tâche de l'instituteur s'annonça difficile. Confronté dès la première heure de cours au problème de la langue, il lui fallut prendre sur-le-champ des initiatives qui contrecarraient les directives de Paris. Car si l'Alliance avait fixé les programmes pour un enseignement profane en français, lui, Hermann Cohn, se trouvait face à des auditoires qui n'entendaient et ne parlaient que le haketia. 
Fallait-il déjà rebuter ces enfants ? N'était-il pas plus logique, plus pédagogique de les initier d'abord à l'espagnol d'aujourd'hui ? D'opérer par paliers, la première difficulté étant, dans tous les cas, d'apprendre à lire et à écrire de gauche à droite, contrairement à ce qu'ils faisaient au Talmud-Torah ? Pourtant, l'ardeur était unanime et à la mi-janvier, la Junta caressait déjà le projet d'une école de filles. L'effectif était passé de 110à 157 (…).
Mais par ces temps de froid et de grande misère, des enfants arrivaient pieds nus et le cœur de Menahem Nahon se serrait : " La population âgée de notre ville, écrivit-il au comité central, est en partie privée des objets les plus nécessaires à la vie, la plupart manque de quoi s'abriter contre les intempéries de l'hiver, et il serait souhaitable qu'on pût faire appel au cœur des personnalités généreuses et aisées de notre sainte religion 
Pour parer au plus pressé - l'achat de quelques paires de chaussures -, il organisa une "petite fête de famille" et ouvrit une souscription (…)
M.Hermann Cohn étudiait l'arabe, sérieusement, dans l'espoir de pouvoir l'enseigner au plus tôt. Il attendait de Paris des abécédaires français, mais aussi des tableaux en hébreu, introuvables à Tétouan comme à Gibraltar. 
Attachant une grande importance à la culture juive, chaque samedi il commentait les Psaumes de David devant un auditoire attentif, deux bonnes heures durant, et il était heureux de s'intégrer ainsi à la communauté, harmonieusement, pour l'avoir comprise. 
Mais déjà s'annonçait Pourim. Une autre quête fut organisée par M.Nahon et la Junta, car l'idée d'une école de filles gagnant de plus en plus, il fallait déjà alimenter une caisse devant faciliter son ouverture. N'était-ce pas la preuve de la satisfaction générale ?

Ouverture d'une école de filles, d'une école d'apprentissage et d'une "salle d'asile" pour les petits.
Au prix de maints efforts, l'école de filles de Tétouan ouvrit finalement ses portes le 4 juillet 1864 et fut confiée aux bons soins de Mme Carmen Moreno. Trois semaines plus tard, elle comptait soixante-dix élèves, moins que prévu mais ce n'était pas négligeable non plus. 
M.Hermann Cohn, que sa tâche dépassait depuis quelques mois, présenta sa démission fin décembre (1864). Il serait regretté mais, à dire vrai, son niveau en grammaire espagnole n'était pas suffisant. (…)
A la mi-mars, on attendait le nouveau directeur. Il arriva, un homme étrange…Maurice Caplan, de langue espagnole bien que "né dans les forêts de Lituanie", et qui parlait un français déplorable. Il prétendait que les gens de Tétouan se permettaient toutes sortes d'insolences (…). Par ailleurs, ils étaient dominés par les superstitions ! La communauté ne portait pas dans son cœur, cet homme venu de si loin pour les mépriser. 
Le 10 septembre 1865, le maître décida d'abandonner, mais un comité pour les écoles, création de substitution dans l'attente de jours meilleurs, avait vu le jour. Au demeurant, jamais la situation n'avait été aussi mauvaise. De par la forte émigration des derniers mois, surtout vers Oran, l'effectif chez les garçons était tombé à soixante, et on parlait de fermer l'école de jeunes filles.

En jetant les bases d'une école d'apprentissage (en 1868), l'Alliance et les notables de Tétouan apportaient un début de réponse à la question la plus préoccupante, celle des débouchés devant permettre un meilleur avenir. 
Compte tenu des horizons permis par la loi et les usages, à quoi pouvaient aspirer ces enfants au sortir de quelques années d'études élémentaires ? Il fallait au moins donner un métier aux plus pauvres, un gagne-pain exportable, éventuellement, puisque les départs se faisaient nombreux. En effet, la famine, le choléra et Aîssa, qui avaient fait fuir de nombreuses familles, incitaient encore à l'émigration. 
Un mois après la rentrée de novembre de cette année 1868, il ne restait plus que dix garçons de la première classe, qui en avait compté jusqu'à cinquante. Au total, depuis cette date, 140 s'étaient fait rayer des registres, les uns pour travailler dans le petit commerce local, beaucoup d'autres pour s'en aller gagner leur vie à Oran ou sa région. Les établissements n'en totalisaient pas moins, à eux deux, 374 élèves : 251 garçons répartis en sept classes, et 133 filles en quatre, où le moniteur Isaac Pariente aidait Melle Gogman. 
La lecture espagnole était au menu quotidien des 68 plus petites, auquel s'ajoutaient, pour les 25 cadettes, outre l'écriture, les travaux d'aiguille ; les 20 moyennes pratiquaient la dictée espagnole, mais s'initiaient aussi à la lecture française ; les 20 grandes, quant à elles, qui avaient accédé à la grammaire et à l'arithmétique, étudiaient l'histoire sainte et l'hébreu. 
A l'école de garçons, une "salle d'asile" accueillait 70 gamins de quatre à six ans, et de la troisième à la septième classe, aux effectifs moyens de trente, les cours, qui avaient lieu en début d'après-midi, étaient assurés par cinq moniteurs, tous élèves de Première. (…)
Les deux classes supérieures, de dix élèves chacune, fonctionnaient le matin ; M.Grümbam - le jeune instituteur adjoint récemment arrivé de Paris - assurait tous cours de Seconde (à l'exception de la traduction d'espagnol en français que se réservait le directeur) et quelques cours en première : arithmétique et tenue des livres, géométrie et physique, outre la calligraphie. M Gogman (le directeur), chez les plus grands, se partageait entre l'analyse et la composition française, la version espagnole, la grammaire hébraïque, la géographie, l'histoire naturelle, l'histoire universelle et l'histoire sainte. 
A la mi-octobre 1876, M.Gogman est démis de ses fonctions. Son successeur, M Joseph Matalon, originaire de Constantinople, arrive à Tétoua le 28 octobre. Le jeune directeur se mit au travail, sans perdre un jour.

Fin décembre, chez les garçons où l'effectif était déjà passé de 140 à 200, il manquait des chaises, des pupitres et des tableaux noirs et d'abord, par ce temps glacial, des carreaux aux fenêtres. Sans tarder, il fallait revoir les programmes, veiller à la pédagogie, rétablir le vendredi comme jour de classe, car devoir aider les parents n'était pas une raison suffisante pour que les enfants fussent en congé ce jour-là. Le français, commencé jusqu'alors en quatrième année, posait d'énormes problèmes, car à ce niveau, il aurait fallu enseigner dans cette langue l'histoire, la géographie et les sciences, chose impossible compte tenu des connaissances. 
Sur la méthode des maîtres d'hébreu, il y avait beaucoup à redire, mais se mêler de la réformer serait tenu pour une hérésie. Ils se contenteraient de faire des cours de grammaire hébraïque aux plus grands. Il lui fallut se pencher aussi sur le problème des apprentis. Pourquoi quatorze d'entre eux recevaient-ils quatre francs par mois et les douze autres seulement la moitié ? Quand certains n'en étaient qu'à l'abécédaire, ne devraient-ils pas bénéficier de plus d'une heure de cours par jour à l'école ? avait suggéré M.Lévy Cazes. 
Satisfaits, le grand rabbin et le comité local étaient particulièrement heureux du rétablissement du vendredi, car ainsi les enfants pourraient lire la Sidra de la semaine, avec Targum . Finalement, à la mi-janvier1877, la situation était bonne. 
(1) Cf l'Univers israélite, août 1860pp699-701 ; et septembre 1860, pp15-17

Commentaires

Publier un nouveau commentaire

Le contenu de ce champ sera maintenu privé et ne sera pas affiché publiquement.
CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage (spam).
Image CAPTCHA
Saisir les caractères affichés dans l'image.

Contenu Correspondant