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La figure juive de la pensée française contemporaine : dans l’œil du cyclone par Shmuel Trigano

La figure juive de la pensée française contemporaine : dans l’œil du cyclone
par Shmuel Trigano

Shmuel Trigano, professeur de sociologie à l’université Paris X-Nanterre, directeur du Collège des Études juives de l’AIU, des revues Pardès et Controverses (L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, L’avenir des Juifs de France, Grasset).

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La France intellectuelle contemporaine a connu plusieurs époques dans son rapport au signe juif. J’entends par là une façon de se représenter les Juifs, réduits à un signe inscrit dans un système de pensée. De Zola à Sartre et de Sartre à Lyotard, Julia Kristeva ou René Girard, s’est développé tout un discours sur les Juifs. Il faudrait une longue recherche pour en faire une étude exhaustive, dans la littérature et la pensée philosophique. J’esquisserai dans cet article un plan de travail.

L’absence superlative
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La séquence de l’après-Deuxième Guerre mondiale est particulièrement intéressante car elle peut éclairer le présent, en ce début de xxie siècle. Il ne fait pas de doute que le nazisme et la collaboration ont provoqué un choc dans la conscience des intellectuels français au point que la figure juive a pu occuper une place centrale, tout à fait étonnante, durant cette époque. Elle avait déjà, en fait, cette centralité avant la guerre mais dans un contexte tout à fait différent, profondément antisémite. Le jugement prononcé à son égard, en fonction des valeurs alors dominantes, était négatif. Après-guerre, avec le renversement des valeurs consécutif aux horreurs du totalitarisme, ce jugement devint positif, comme pris dans une mécanique de compensation symbolique.

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Les choses pourtant ne sont pas aussi simples car, bien que laudative, cette figure fut complexe et, dans un regard rétrospectif, sa positivité apparaît profondément problématique. Telle est en tout cas ma thèse. Un paradoxe strident la caractérise : son exaltation et sa célébration se conjuguent avec son immatérialisation : c’est un Juif rhétorique, un Juif de papier qui apparaît alors. Sous la grande influence de Maurice Blanchot qui donna le ton à toute cette pensée (il ne faudrait pas oublier François Mauriac pour la littérature), Sartre, Deleuze, Lyotard, Jabès, Derrida, Levinas, Perec, Modiano, Kristeva, Lacan, Girard, etc., célèbrent, chacun à sa façon, l’immatérialité du Juif, sa non-consistance, quoique en lui attribuant une valeur exemplaire. L’exil juif, le nomadisme, l’errance, la déterritorialisation, l’écriture, l’anhistoricité des Juifs, sont en effet les axes de leur discours, comme si le « cosmopolitisme » juif tant honni, avant-guerre, au nom de la terre, de la race, de la nation, devenait alors une référence…

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On comprend que cette figure n’a eu de sens que pour l’économie symbolique de ses artisans. Le paradoxe, sur ce plan-là, les concerne aussi dans leur méthode intellectuelle : ennemis de toute métaphysique et de tout essentialisme, ils forgent en effet une métaphysique du Juif. La figure juive devient chez certains une des clefs de leur système de pensée dans laquelle se réverbère, comme en négatif, la quintessence de leur réflexion. Métaphysique il y a, en effet, puisque la figure juive qu’ils valorisent ne nourrit aucun rapport avec l’histoire des Juifs et leur pensée, avec les Juifs vivants. Elle est creuse et son néant est si profond qu’il en devient une transcendance subreptice, une cause unique expliquant le réel. C’est un très étrange phénomène qui voit des intellectuels de haute volée, pourtant universitaires, tenir un discours sur les Juifs sans avoir pris la peine, la plupart du temps, de s’informer à leur sujet. Il ne fait pas de doute que la matrice de la figure juive ainsi construite est la Shoah abordée comme un absolu de l’humain [1][1] Mais non une tragédie des Juifs de l’histoire, des....

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Un des exemples les plus illustratifs de cette démarche est sans doute le livre de Julia Kristeva Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection. Elle y soutient que toute religion cherche à se purifier de l’abject, une altérité absolue qui fait partie du moi mais qui n’est pas symbolisée, et que l’on approche en général par le corps et ses produits (liquides, excréments, etc.). L’abject est l’élément féminin maternel exclu pour que le moi se constitue. C’est lui qui revient dans l’antisémitisme, en un retour du refoulé païen. Le judaïsme biblique se purifiait de l’abjection par la séparation d’avec « l’impureté », et inventait donc la moralité mais il déclarait la guerre à l’élément maternel païen. Le christianisme, plus tard, réussit à intérioriser l’abjection en dépassant la logique hébraïque de la pureté… Un bon tiers de l’ouvrage analyse la fascination que l’abjection a exercée sur Céline, laissant le lecteur dans la confusion la plus totale quant à savoir ce qu’il faut penser de cet écrivain antisémite. Selon J. Kristeva, si le Juif a inventé la moralité, le christianisme et la modernité ont été plus loin en contournant la confrontation avec l’extériorité, le paganisme, en les intériorisant pour s’en libérer. Vieil hégélianisme ! La persistance du Juif dans l’être semble ainsi fournir l’occasion de l’antisémitisme. Julia Kristeva fonde une théorie universelle de la religion sur une seule catégorie, que la figure juive cristallise, donnant l’occasion d’une explication risquée de l’antisémitisme.

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Un auteur, et non des moindres, Lyotard, l’inventeur de la postmodernité, a élaboré toute une théorie du signe juif évanescent en desubstantialisant programmatiquement les Juifs (Heidegger et les juifs). Il distingue pour ce faire entre les Juifs et « les juifs », une catégorie qui ne désigne pas les juifs réels mais un symbole, une essence, tirée de la pensée de Levinas, Adorno, Kant, opposée à Hegel, à travers laquelle il entreprend de fonder la « communauté » postmoderne idéale. « Les juifs » ne désignent pas selon Lyotard une réalité sociale, politique, philosophique mais l’Autre absolu, c’est-à-dire, toujours dans son argument, les minorités opprimées (avec, parmi elles, les Juifs). Cet élargissement du sens du mot « juif » s’étend à la Shoah, universalisée et étendue à toutes les oppressions. On pourrait dire que « les juifs » sont l’Autre mais l’Autre ne se résume pas aux Juifs (ainsi une mémoire juive de la Shoah deviendra, dans les années 2000, un abus accaparant la souffrance des autres minorités victimes). « Les juifs » représentent « l’Oublié », la dette envers la Loi. La différence juive repose sur cet « oubli » et l’Occident est l’oubli de l’Oublié qui se manifeste dans la volonté de puissance. Cependant, les Juifs peuvent oublier, eux aussi, l’Oublié, tout en étant l’archétype ! Ils sont même plus exposés que les autres à oublier « l’innommable », une catégorie typique de la pensée de Blanchot. En somme, les Juifs sont moins « les juifs » que d’autres hommes. On voit le dérapage que cette pensée absconse aura vingt ans plus tard avec l’accusation d’abus de mémoire de la Shoah par Todorov [2][2] Cf. son pamphlet, Les abus de la mémoire, Arléa, 1... et l’accusation de nazisme lancée contre le peuple juif. En effet, « les juifs » sont un non-peuple, à l’opposé du Volk d’Heidegger. Alain Brossat, dans L’ère du désastre, ira jusqu’à voir dans les formes d’existence d’après-guerre du peuple juif le triomphe d’Hitler [3][3] Ce que Alain Badiou n’a fait que répéter. car « les juifs » sont « ce non peuple de survivants, juifs et non Juifs… dont l’Être ensemble ne tient à l’authenticité d’aucune racine première mais à cette seule dette singulière d’une anamnèse interminable », dixit Lyotard. Le rôle de « les juifs » bien sûr découle de l’héritage métaphysique et philosophique de l’Europe. Tout le problème, c’est que ce sont des Juifs réels qui l’accréditent avec des auteurs (non) juifs (non [4][4] La double négation est la leur. Elle est proférée dans...) allemands comme Freud, Benjamin, Adorno, Arendt, Celan. Le problème, aussi, c’est que ce sont le monothéisme et la condition juive qui donnent leur substance à « les juifs », si l’on en croit toutes les illustrations qu’en donne Lyotard. De façon très formelle dans son propre discours, les deux catégories sont ainsi interchangeables, sans que pour autant elles soient équivalentes si bien que les Juifs pourraient être exclus de « les juifs », sans que ces derniers cessent d’être une catégorie éthique. Lyotard confirme cela en allant jusqu’à dire que l’antisémitisme est l’effet de la haine de l’Occident pour « les juifs » mais pas nécessairement les Juifs réels. Nous avons ici la quintessence des dévoiements des années 2000 qui virent apparaître un antisémitisme philosémite.

Le double paradoxe
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Comment penser et définir ce phénomène, cette reconnaissance superlative dans une méconnaissance radicale ? Le Juif théorique qu’elle reconnaît n’a de sens que pour le discours qui le profère, même si celui-ci le désigne comme autre et même L’Autre par excellence. On pourrait parler à ce propos d’un philosémitisme sans Juifs [5][5] Plus que les juifs sociologiques : en l’occurrence,..., de la même façon qu’il a pu y avoir dans la Pologne de l’après-guerre un antisémitisme sans Juifs…

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Le phénomène ne se limita pas à la France car ces auteurs ont eu par la suite une audience mondiale. Ils sont devenus les références de ce qu’il est convenu de définir comme la pensée « postmoderne » dont l’influence s’est étendue à toutes les universités occidentales, notamment américaines, et, de là, aux sociétés démocratiques dont les valeurs dominantes (la différence, le multiculturalisme, la diaspora, etc.) ont été durablement influencées par eux.

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Ce qui m’intéresse dans cet état de faits néanmoins concerne la France, le pays et la société dans le cadre desquels naît cette pensée. Sous ce jour-là, un autre paradoxe apparaît en effet, qui confère encore plus de relief au phénomène que nous considérons. À la même époque où fleurit cette théorie du Juif se développe en France ce qui deviendra alors la première communauté juive d’Europe mais aussi une expérience de pensée très originale qui pense l’universel dans les termes de l’hébraïsme et du judaïsme, qu’il est coutume de désigner sous le nom d’École de pensée juive de Paris [6][6] Cf. L’école de pensée juive de Paris, sous la direction.... Le contraste avec l’anhistoricisation et l’immatérialisation de la figure juive qui domine alors dans l’intelligentsia française n’en est que plus saisissant. On ne peut pas dire que le judaïsme y était resté un fait « ethnique », non discursif, comme on l’en accuse aujourd’hui. Il y était devenu suprêmement intelligible. Les deux phénomènes se produisent pourtant dans le même pays, dans la même capitale, dans la même langue, chez les mêmes éditeurs. Peut-on imaginer qu’il n’y ait pas eu de communications entre eux ?

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De par son projet même d’entrer en dialogue avec la pensée contemporaine, l’École de pensée juive de Paris n’a pas pu vivre dans une bulle sans rien entendre de ce qui se pensait alors dans l’intelligentsia française. On sait que tous ses acteurs étaient investis dans la vie universitaire et le débat intellectuel. Levinas était un philosophe husserlien et heideggérien, Éliane Amado Levy Valensi enseignait la philosophie à la Sorbonne, Askenazi avait suivi, à ce qu’il dit un jour, le séminaire de Claude Lévi-Strauss, André Neher était agrégé d’allemand, etc. Dans l’autre sphère, Lacan était un lecteur secret d’Élie Benamozegh, Derrida de Levinas et de bien d’autres, qu’il n’a jamais voulu reconnaître mais dont la trace est évidente dans son œuvre. C’est surtout Levinas qui, très tardivement, fut connu de la pensée postmoderne au point d’en devenir l’autorité référentielle. Levinas constitue en effet une plaque tournante entre les deux courants. Sans doute parce que sa pensée se prête à l’usage du postmodernisme, ce que confirment les évolutions récentes.

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Qu’il y ait eu des passerelles entre les deux sphères est donc incontestable quoique pas pour tous les auteurs. La vraie question est de comprendre comment, malgré leur coexistence de fait dans le même univers culturel avec une identité, une communauté, une pensée judéo-françaises aussi fortes, des intellectuels ont pu développer une figure aussi désincarnée de la condition juive, une méconnaissance aussi profonde de sa réalité. Il y a des exceptions, notamment le Sartre des Réflexions sur la question juive qui, malgré une cécité fondamentale à l’historicité de la condition juive, elle aussi conforme au ton général, comprit admirablement le système de l’exclusion des Juifs dans la politique moderne, notamment « l’antisémitisme démocratique »â€¯[7][7] « Il n’y a pas tant de différence entre l’antisémite... qui pourrait bien définir le profil de ce courant. Pour valoriser l’Homme dans le juif, il récuse le Juif dans l’homme [8][8] Cf. S. Trigano, L’Idéal démocratique à l’épreuve de.... Pour une grande partie des auteurs intéressés par la figure juive, cependant, l’insensibilité envers les Juifs « réels » semble faire corps avec leur pensée. Ce n’est pas le Juif qui revient des camps qui est alors exalté par cette pensée mais le Juif disparu, martyr, et sacrifié métaphysique, le juif vide, creux, absent, errant, nomade. Il est exalté et célébré, source des valeurs, et la France cherche à se refléter en lui.

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Nous avons là un indice qui mesure l’extraordinaire solitude du judaïsme français et de sa pensée dans la société et la culture françaises, au moment où, à travers la reconstruction d’une communauté et d’une intelligence juives, les Juifs, sortant de Vichy et de la Shoah, réintégraient la citoyenneté et la culture françaises dont ils avaient été chassés. C’est sans doute un effet de l’occultation de la Shoah à cette époque. La réécriture, par François Mauriac et Jérôme Lindon, dans le sens du martyre christique de La Nuit de Wiesel, originellement écrit en yiddish et de plusieurs centaines de pages, en est sûrement le symbole le plus flamboyant [9][9] Cf. Naomi Seidman, « Elie Wiesel and the Scandal of....

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Mais quel est ce Juif qui ne correspond pas aux Juifs que cette école postmoderne côtoie pourtant concrètement ? Répondre à cette question complique la question elle-même car, dans la mouvance du Juif rhétorique et du Juif de papier, on compte aussi des auteurs qui ne se définissent pas seulement comme étant « d’origine juive » mais qui assument philosophiquement la perspective de la figure juive évanescente [10][10] Il n’y a pas que les Juifs assimilés que fréquente.... Il y eut en effet une autre école de pensée juive de Paris qui ne fut pas celle des Askénazi et Neher, mais des Edmond Jabès, Perec, Modiano… Son audience ne fut pas négligeable dans l’intelligentsia française. Par l’importance accordée à la figure juive, elle est proche de l’école de pensée juive de Paris mais chez elle la judéité est l’occasion d’une affirmation esthétique bien plus qu’éthique ou philosophique. C’est un effet d’écriture. Son discours (à l’instar de celui de Levinas dans un autre ordre d’idées) apportait néanmoins une confirmation d’originaires à la théorie néantisante du Juif, ce que ces auteurs déniaient évidemment avec la plus grande résolution, en manifestant, souvent, de façon déclaratoire et péremptoire, leur désintérêt pour la vie juive, la « communauté », le judaïsme, Israël… Le creux esthétique – pourtant formellement judaïque – dont ils se faisaient les chantres s’annonçait et se justifiait comme « marque » de « l’universel ». Dans cette perspective, la Shoah qui constitue chez eux, bien évidemment, un thème central, est perçue comme une énigme universelle plus que comme une catastrophe s’inscrivant dans l’histoire : c’est l’Homme, pas les Juifs, qui en fut la victime. Le Juif de l’exil ou du nomadisme, de l’absurde, le Juif de l’écriture, constituent là aussi une figure métaphysique valorisée.

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L’approche, ici esquissée, de ce courant littéraire est, je le reconnais sans hésitation, très étroite. Elle aborde les œuvres de ses auteurs de façon purement externe mais elle ne préjuge en rien de leur beauté esthétique ou de leur profondeur sur d’autres plans. La finalité de ma démarche dans cette analyse est de cerner la structure des représentations des Juifs afin de les rapporter à un cadre social, à une base dans la société, à la façon de la démarche de la sociologie de la connaissance.

L’école de pensée juive de Paris
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Compliquons notre analyse. Quelques traits de cette représentation évanescente pourraient se retrouver chez les intellectuels de l’école de pensée juive de Paris. La version du judaïsme qu’ils construisirent n’envie rien à la figure métaphysique de l’intelligentsia. Leur posture se voulait morale, éthique, universelle, avec peu d’appétence à la société, l’histoire ou la politique. Beaucoup de penseurs restèrent, au départ, insensibles au sionisme, y compris Léon Askénazi qui eut sa période diasporiste. Ils furent proches de la communauté juive et du judaïsme consistorial, à travers leurs activités (colloques des intellectuels, etc.) qui se déroulaient dans leurs lieux, mais ils ne réfléchirent pas aux conséquences politiques de la constitution d’une identité communautaire juive dans une culture politique, celle de la France, par principe profondément hostile à tout développement dans ce sens, et encore moins à la résurgence d’une souveraineté juive dans l’État-nation d’Israël. La réflexion sur les conséquences d’une telle évolution sur la vie juive n’alla pas très loin. Cette insensibilité totale au politique vaudra d’ailleurs à cette école l’éclatement, au lendemain de la guerre des Six Jours qui enflamma la majeure partie de ses membres qui immigrèrent en Israël, emportés par une adhésion émotionnelle à ce que cette guerre avait révélé de l’existence d’un peuple juif et de la grande hostilité à son égard, devenue alors massivement évidente. Les Juifs défilèrent dans la rue en masse pour la première fois tandis que de Gaulle ressuscitait une vieille figure antisémite avec le « peuple juif fier et dominateur ».

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L’orientation idéaliste et métaphysique, concernant les Juifs, propre à l’école de Paris, ses modèles intellectuels, même nourris aux textes de la tradition, émargeaient toujours au juif théorique, celui des livres et de l’idéal. La critique sociale était assumée par le courant laïque de cette mouvance, où l’on trouvait notamment Robert Misrahi, Albert Memmi, etc. Il faudrait analyser en profondeur la figure juive que le courant influencé par le judaïsme construisit. On trouverait en effet chez tous les auteurs la récurrence étonnante d’une idée kabbalistique, celle du Tsimtsum, de la concentration divine, et donc – c’est moi qui souligne – de l’absence de Dieu. Tous les thèmes de l’exil sont très présents dans leurs œuvres. Bien sûr, ce creux de l’être est aussi à mettre en rapport avec la Shoah et la question de la présence divine qu’elle pose à une pensée religieuse. Le livre d’André Neher, sans doute son livre le plus important, est significatif ne serait-ce que par son titre : L’exil de la parole. Mais on retrouverait le même modèle dans Totalité et infinie dont la source kabbalistique lourianique, pourtant farouchement déniée par Levinas, est évidente pour le connaisseur [11][11] Cf. S. Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie.... Et que dire de Léon Askénazi dont la notion de « Shabbat de Dieu » est sans doute un sommet de sa pensée [12][12] Cf. Léon Askénazi, « Le cercle et la droite : transcendance....

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La propension de Levinas aux thèmes du postmodernisme n’est donc pas déplacée dans cette configuration intellectuelle. Levinas était resté quasiment seul en France. Ce choix existentiel autant que philosophique fut sans doute la condition de sa célébrité ultérieure auprès des postmodernes qui voulaient bien du Juif comme figure de l’universel mais pas du Juif de l’histoire et de « la chair », comme je l’ai entendu lors d’un colloque en son honneur après son décès [13][13] Le Colloque « Visage et Sinaï », à la Sorbonne (Collège...… C’est ce qui lui assura la notoriété, après une longue période de traversée du désert (justement tout le temps que dura l’école de pensée juive de Paris et son lien à la « communauté »). Le fait qu’il prît par la suite quelques distances [14][14] Cf. E. Levinas, « Politique après ! » in « La Paix... avec certaines politiques israéliennes, au nom de son éthique et de sa posture métaphysiques, compléta le tableau, ce que lui reprochera plus tard Annie Kriegel dans un colloque des Intellectuels à huis clos après la guerre de 1973, auquel je participais, en lui conseillant vertement de laisser aux spécialistes la politique pour laquelle il n’avait pas d’appétence. Les émigrants, quant à eux, se laissèrent gagner par l’idéologie du Goush Emounim, ce qui les excluait définitivement de la pensée conventionnelle des cercles de l’intelligentsia. Mais d’un côté (Levinas) comme de l’autre (les émigrants), régna la même difficulté à se confronter au politique.

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La fin de l’école de pensée juive de Paris fit place à un nouveau paysage : celui des « Nouveaux philosophes ». En apparence, à ses origines, ce courant idéologique n’a rien à voir avec elle. C’est plus tard que le lien fut revendiqué, par rapport à Levinas uniquement, que ses auteurs reconnurent comme leur maître à penser. Originaires du gauchisme, beaucoup d’origine juive, fréquentant les penseurs français de la postmodernité, ils avaient nécessairement enregistré dans leur subconscient la figure juive de cette pensée. Leur élan fondamental de critique du totalitarisme (sur sa fin !) est proche de la posture éthique à quoi se résumait souvent l’interpellation des intellectuels de l’École de Paris, pure posture abstraite, souvent énoncée au nom du judaïsme. Mais quel judaïsme cette fois-ci ? Il devenait définitivement improbable : à nouveau un judaïsme archétypique, réduit à une seule idée, une construction qui ne différait quasiment pas de celles du courant post-moderne [15][15] Cf. S. Trigano, La République et les Juifs après Copernic,.... De façon tout à fait paradoxale par rapport à ses prises de position initiales, ce courant revint par la suite (dans les années 2000) vers la communauté juive, mais à son pire moment, quand elle avait perdu sa connotation citoyenne dans le regard de l’environnement et du fait de ses propres dérives [16][16] Cf. S. Trigano, Un exil sans retour, lettres à un Juif..., alors qu’ils l’avaient très fortement critiquée quand elle bénéficiait encore de la reconnaissance de la société et de sa légitimité [17][17] Cf. S. Trigano, L’avenir des Juifs de France, Paris,.... Le contraste est saisissant entre leur discours de la deuxième moitié des années 1980 et celui des années 2000. De ce point de vue-là, la figure de Benny Lévy incarne dans l’excès et le renversement ce parcours. Venu du maoïsme au judaïsme, il s’identifia aux extrêmes : ultra-orthodoxie démonstrative contre judaïsme consistorial, hostile à la communauté mais rejoignant une collectivité religieuse sectaire, installé en Israël mais pas sioniste, fustigeant la politique moderne mais totalement immergé en elle, minorisant le judaïsme français pour mieux s’appuyer sur lui et certains de ses intellectuels [18][18] Je l’ai connu dans sa phase initiale pour l’avoir introduit.... Un chercheur israélien, Yaïr Auron, a étudié l’impact décisif de la Shoah sur l’engagement fondateur de cette mouvance [19][19] Cf. Yair Auron, Les juifs d’extrême gauche en mai 68.... dans le gauchisme.

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À côté des « Nouveaux Philosophes » surgit presque simultanément une autre mouvance, plus limitée, d’auteurs conjuguant la figure esthétique du Juif avec sa figure éthique, j’entends par là des œuvres jouant esthétiquement et non plus éthiquement ou métaphysiquement, sur le signe juif comme dans un jeu ludique. L’école de pensée juive de Paris quand elle confrontait le Talmud ou la Kabbale à la pensée moderne, psychanalyse, hégélianisme, etc., conservait une méthodologie qui différenciait les registres. Dans cette nouvelle version, « l’intertextualité » devint un jeu creux réduisant le judaïsme à un effet de style, à la façon des sages imaginaires du Talmud inventés par Jabès…

Le substrat sociopolitique
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Toute démarche sociologique se fonde sur l’hypothèse qu’il y a un rapport entre un phénomène et une base sociale. Cette base sociale est la référence qu’il faut rechercher pour comprendre pourquoi et comment cette figure évanescente du Juif s’est constituée dans une période spécifique. Les circonstances temporelles de ce phénomène sont claires autant que prosaïques : cette période subit le contrecoup de la Shoah et de Vichy et connaît l’ébranlement que constitue l’apparition en France d’une identité communautaire doublée d’une croissance démographique découlant de l’immigration des Juifs d’Afrique du Nord. Si je traduis en termes sociologiques ces deux phénomènes, j’y verrais la rupture objective de la condition citoyenne classique des Juifs, individuelle et abstraite, la judéité confessionnalisée, circonscrite au domaine privé. D’un côté, le Statut des Juifs de Vichy sortit les Juifs en masse – comme une « communauté » – de la condition de citoyen et de national. D’un autre côté, la constitution d’une collectivité associative juive « massive » secoua le consensus républicain individualiste déjà en ruine. Ce dernier phénomène demande d’ailleurs à être replacé dans le cadre de la mutation globale de la société française après-guerre, une mutation objective qui n’eut cependant pas d’effet sur l’esprit des institutions. L’épisode gaullien, au nom d’une France résistante, pourtant très minoritaire, conserva la France dans son état d’esprit antérieur, au déni de sa nouvelle réalité. Il refoula ainsi l’examen de conscience d’après Vichy en accréditant l’idée que la France éternelle n’avait pas changé et que tout pouvait continuer comme avant. Cette illusion, qui remit néanmoins la France en marche, éclata en 1968, justement avec l’arrivée sur scène des Français nés après-guerre. Depuis, une des questions qui hantent la politique française, celle des orphelins du gaullisme, est de savoir comment réformer la France, ajuster son esprit à sa réalité concrète… La réponse n’a toujours pas été trouvée [20][20] Et les Juifs sont au croisement de ce décalage entre....

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Derrière ces circonstances, on descelle des cadres sociétaux plus profonds, ceux qui décident des représentations collectives et des productions intellectuelles. La France a une culture politique unique, de ce point de vue. Son âme est, de très longue date, centraliste. La politique républicaine, avec son modèle de « République une et indivisible », n’a fait que prendre la suite de la politique des rois de France de concentration des territoires et du pouvoir en un seul lieu, l’État, Paris. Tout « régionalisme », « provincialisme », dissidence religieuse, identité secondaire, fait communautaire sont naturellement perçus comme une menace sur la France et un défi à l’État. « Naturellement » est le mot. Cette donnée qui relève des structures sociétales est à ce point intériorisée en nous que nous pensons en effet qu’elle est universelle.

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Cette donnée fondamentale, « sociétale », impulse une orientation spécifique aux représentations collectives. La chose est évidente dans le cas des Juifs, déjà surchargés de significations héritées du christianisme et de vingt siècles d’antijudaïsme et d’antisémitisme. Toute affirmation juive, la plus naturelle et la plus anodine, est immanquablement perçue dans l’univers culturel français classique comme agressive et abusive, dissidente par rapport au centre, ethnique et non éthique, identitaire et non philosophique, communautaire et non citoyenne.

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Cette donnée fondamentale est la matrice de toutes les représentations françaises possibles (et donc limitées) du Juif. Dans l’univers fédéral et immigrationiste que sont les États-Unis, par exemple, les choses se présentent de façon toute différente. Cette donnée retentit sur les façons de penser. On peut mettre en rapport avec la culture nationale centraliste l’institution de l’intellectuel à la française, un fait culturel plutôt unique dans le monde. La confrontation de l’individu avec un État aussi centralisé oblige à une saisie globale des choses, à l’abstraction et favorise ce type de profil. Il n’y a de pensée de « l’universel » que face à un État centraliste. Personne ne comprend « l’universel » aux États-Unis… Bien évidemment, les Juifs eux-mêmes sont concernés par cette réalité qui forge leur cadre mental. Dans cette lumière, on comprend que les figures juives de l’après-guerre, tant dans l’intelligentsia post-moderniste que dans les multiples courants de pensée juive, s’inscrivent dans ce prisme.

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Le passage, après guerre, des représentations antisémites (les Juifs comme traîtres, complot mondial, conspirateurs, depuis l’affaire Dreyfus) aux représentations philosémites s’explique : si ces dernières sont perçues comme positives, elles ne peuvent reconnaître qu’un juif évanescent, absent, sans consistance – surtout pas communautaire (le « communautarisme »), religieuse (« l’intégrisme ») ou étatique (« le colonialisme »). Il ne faut ainsi pas que la mémoire de la Shoah portée aux nues puisse être portée par la collectivité juive (un « abus de mémoire » et une « exploitation » de cette mémoire à des fins de pouvoir)… Il n’y a de même pas de peuple juif, à la façon dont le Conseil constitutionnel avait décrété, de façon comique (mais personne ne le remarqua) « qu’il n’y avait pas de peuple corse en France », à l’occasion du débat sur la charte européenne concernant l’enseignement des langues régionales. C’est jusque dans l’école de Paris que se fit sentir cette donne culturelle avec des figures métaphysiques, anhistoriques, éthiques, etc., du Juif. Le grand tabou dans cet univers, c’est l’existence juive dans l’histoire, la société, la culture et la politique, pourtant une évidence de trente siècles. Le fameux mot de De Gaulle, le 27 novembre 1967, déjà évoqué, ravivait, comme le remarqua Raymond Aron, la représentation antisémite d’avant-guerre, et c’était un signe avant-coureur des évolutions récentes, du « nouvel antisémitisme » des années 2000 [21][21] Cf. S. Trigano, Les Frontières d’Auschwitz. Les ravages.... Le thème du complot juif était ressuscité : « les juifs, jusqu’alors dispersés, sont effectivement restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite… (conjuguant) de vastes ressources en argent, en influence, en propagande… des milieux juifs d’Amérique et d’Europe ».

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Une autre phrase du même discours annonçait une autre phase du philosémitisme antisémite contemporain, qui ne devint claire que dans les années 2000 : elle assignait les Juifs à un certain type de comportement, modeste, en contrepartie de la sympathie que leur avait valu la Shoah. « Les abominables persécutions que les Juifs avaient subies pendant la deuxième guerre mondiale » leur ont valu « un capital considérable d’intérêt et même de sympathie… Nous prodiguions (à l’État d’Israël) des avis de modération (pour qu’il fasse preuve) d’un peu de modestie à trouver avec leurs voisins un modus vivendi pacifique ». Dans le rapport ainsi établi entre ces deux dimensions (reconnaissance de la Shoah impliquant une certaine façon d’être des Juifs), on voit comment la figure évanescente du Juif crée une attente irréelle que la réalité juive ne peut honorer (parce que les Juifs existent) de sorte qu’elle se retourne contre eux. L’exaltation du Juif métaphysique se paie d’une déligitimation du Juif réel. Une nouvelle forme d’antisémitisme prenait alors son envol, notamment dans la sphère intellectuelle et médiatique, pour se déployer dans les années 2000, conjuguant la célébration et la délégitimation, l’apothéose de la mémoire de la Shoah et l’accusation du vol de cette mémoire par les Juifs, voire la nazification d’Israël dans son rapport aux « bénéficiaires » de fait de la compassion pour la Shoah : les Palestiniens. Cette forme nouvelle de discours antisémite n’a rien à voir avec le discours du complot. Elle ne s’explique que comme la contrepartie du philosémitisme des années 1960-1970. Elle est le revers de la figure évanescente et désincarnée du Juif qui s’illustrait dans l’image de la victime de la Shoah. C’est le contraste de cette figure avec le réel qui explique la forme nouvelle. Le Juif exalté est si évanescent que sa réalité concrète la plus prosaïque devient monstrueuse. Une communauté juive, un État d’Israël, un judaïsme trop vécu deviennent nécessairement odieux à la lueur blafarde de l’exil, du nomadisme, de la souffrance, de l’écriture, tant célébrés…

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L’épisode historique (1950-1985 [22][22] Date de début de la deuxième législature de François...) que nous avons évoqué constitue donc le chaînon essentiel des évolutions récentes depuis le début des années 2000. La configuration de l’après guerre disparaît alors dans la tourmente pour céder la place à un nouveau paysage intellectuel, en cours de constitution. J’ai analysé dans L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, ce courant intellectuel qui se déploie dans l’indifférence générale durant les années 1990 et qui rassemble des intellectuels de la gauche droits-de-l’hommiste, anciennement marxistes et reconvertis dans les droits de l’homme et la démocratie, critiquant radicalement les formes sociales – communautés et État d’Israël – des Juifs contemporains, au nom de la démocratie, de la citoyenneté et de la mémoire de la Shoah. Ce qui vient après eux, le déluge idéologico-médiatique des années 2000, n’est que la conséquence banale de la théorisation qu’ils ont faite du renversement du signe juif (du passage de l’exaltation à la déligitimation). Le philosémitisme de principe autorise (moralement, depuis lors intellectuellement) un antisémitisme de fait qui enferme symboliquement les Juifs dans la prison « communautaire », « ethnique », « intégriste ». C’est pourquoi il n’y a plus aucun cadre social et intellectuel pour l’envol d’une pensée juive de l’universel et pour une figure juive qui aurait rang de sujet du débat philosophique et intellectuel, si ce n’est dans le confusionnisme mou et politiquement orienté du « dialogue interreligieux », ou du dialogue « inter-culturel », en fait du dialogue de l’Europe affaiblie avec un islam ressenti comme menaçant, un dialogue dans lequel les Juifs font office de décoration, aux fins de faire-valoir de la « tolérance » de l’islam ou de l’impartialité de l’Occident envers le monde arabo-islamique.

Le moment théologique de la pensée universitaire dominante
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Le phénomène de la figure du Juif rhétorique s’inscrit dans la longue durée du discours occidental – et pas seulement chrétien, on le voit – sur les Juifs. C’est la vieille opération paulinienne qui se voit alors réitérée dans un cadre inattendu, séculier, voire athéiste, sans doute à l’insu de ses théoriciens. Cette opération exemplifie le Juif (Israël comme paradigme) pour mieux le vider de sa substance (les Juifs) afin de l’affecter à un nouveau porteur (un « nouvel Israël selon l’esprit »), pour ensuite le retourner contre ses porteurs légitimes (le « vieil Israël selon la chair »).

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Ce modèle de l’identification chrétienne a été la machine infernale de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme durant vingt siècles [23][23] Cf. mon étude in S. Trigano, L’e (xc) lu, entre Juifs.... Évidemment, la nouvelle identité est censée être « universelle », opposée au « particularisme » des Juifs, stigmatisée désormais de façon manichéenne au nom du « nouvel Israël ». C’est bien ce qui s’est produit, de façon aussi inattendue qu’atavique, avec le postmodernisme. Le comprendre éclaire puissamment beaucoup de ses traits et conséquences politiques. L’Israël exalté est cette fois-ci synonyme de « errance », « écriture » (la « lettre » de Paul, non plus maudite mais valorisée), « déterrorialisation », « spectre », « fantôme », nom vide, tout-homme, « Autre », « passant », sujet « diasporique », « minorité », « ni juif ni grec, ni homme ni femme », etc.

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Jusqu’aux années 1990, nous avons vécu cet âge de l’exaltation du référent Israël, sans comprendre qu’il ne concernait pas le « vieil » Israël car l’ambiguïté régnait alors. Par la suite, se produisit un tournant qui renversa la tendance en le stigmatisant. Avec la deuxième intifada et le « nouvel antisémitisme », la stigmatisation s’éleva au rang de discours. C’est au nom de l’attente envers l’Israël désincarné des postmodernistes que l’Israël réel se vit critiqué et exclu de la pensée.

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Le modèle paulinien-crypto-chrétien apparut alors dans le discours de certains penseurs qui redécouvrirent le christianisme à différents degrés. Le retour de Julia Kristeva au christianisme (« l’histoire du christianisme prépare l’humanisme ») dans son récent livre (2007) L’incroyable besoin de croire est emblématique de ce retournement de penseurs qui avaient affirmé haut et fort leur athéisme, condition de la pertinence de leurs thèses, et qui en fin de parcours se redécouvrent chrétiens. Du coup, les thèses sur l’abjection que nous avons esquissées prennent une tout autre tonalité… Le profil d’un René Girard est déjà plus explicite de l’opération paulinienne. Sous couvert d’une anthropologie réputée académique, il réitère la vérité théologique chrétienne, quoiqu’en rupture de ban avec l’Église, puisqu’il se pose en prophète d’un message que l’Église a dévoyé. Ce message avance que l’Évangile recèle le dispositif adéquat pour conjurer la violence. Dans cette perspective, « l’Ancien Testament » préfigure le nouveau mais, comme le pense Julia Kristeva et comme le pensait déjà l’Église, le judaïsme est insuffisant à l’avènement du salut. Girard se réunit au Paul de l’Épître aux Romains, notamment dans son affirmation de l’abrogation de la Loi juive par la venue du Christ. Comment rend-il compte de l’antisémitisme ? Parce que l’Église n’a pas été fidèle au message du Christ. Parce qu’elle n’a pas été assez chrétienne ? C’est-à-dire trop juive ? Il va jusqu’à dire que les fils chrétiens ont répété, voire aggravé, les erreurs de leurs pères juifs, les Pharisiens. Si l’Épître aux Hébreux interprète la croix de façon sacrificielle c’est parce qu’il s’inspire des sacrifices de l’ancienne Loi affirme-t-il dans Des choses cachées depuis la fondation du monde. On trouverait le même syndrome dans les écrits de Régis Debray, par exemple.

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C’est avec Alain Badiou cependant que cette logique apparaît en gloire dans deux ouvrages Saint Paul : La Fondation de l’universalisme (1998), Circonstances T3, Portées du Mot « Juif » (2007). Avec lui, la logique du Juif du postmodernisme est portée à son comble dans un essai qui ridiculise l’ambition d’être une science de la philosophie. C’est sans doute le dernier livre du postmodernisme qui finit dans la caricature et l’indigence intellectuelle. Il y opère en effet deux démarches : le retour (athée, marxiste, militantiste) à « Saint Paul » comme source de pensée politique adéquate à l’ère de la mondialisation et la stigmatisation très paulinienne des Juifs réels au nom du Juif fantastique (en fait toute l’humanité en dehors des Juifs) [24][24] Cf. S. Trigano, « La “question juive” dans le retour.... Le peuple juif, les Juifs comme chair et nation, sont définis comme nazis, créatures d’Hitler face à l’archange palestinien.

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Badiou théorise ainsi le discours médiatico-politique dominant des années 2000 qui est la trame du nouvel antisémitisme. Il est marqué par l’apparition d’une nouvelle religiosité, le « palestinisme », adoratrice du nouveau martyr, le « peuple palestinien », figure du « réfugié », du « colonisé », de la « victime », en posture de « Verus Israel » donc, transsubstantiant ainsi un des nationalismes les plus réactionnaires, irrédentistes, fondamentalistes et xénophobes de notre époque [25][25] Cf. S. Trigano, « Le refus palestinien d’un État juif »....

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Le plus grave est que ce discours et cette pensée ont pénétré les universités américaines, israéliennes et bientôt peut-être françaises, sous l’inspiration de l’intellectuel américano-palestinien, Edward Saïd, et de nouvelles « disciplines » comme les études coloniales (Colonial Studies), les études culturalistes (Cultural Studies), et les études de genre (Gender Studies), sans compter les études identitaires comme les Black Studies, etc. Ce sont les universités américaines qui ont assuré un triomphe au postmodernisme qui, bien que né en France, n’y a eu pour l’instant aucun avenir.

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Dans ce pays (comme dans la France de l’époque du Juif rhétorique), il existe un courant réputé académique pour authentifier par un savoir en judaïsme cette approche de la figure juive. Son représentant le plus flamboyant est, sans nul doute, Daniel Boyarin (Université de Berkeley) dont l’œuvre accuse le coup de tous les poncifs de la nouvelle vulgate avec références talmudiques à l’appui. Parmi ses ouvrages, on trouve très significativement Unheroic Conduct : The Rise of Heterosexuality and the Invention of the Jewish Man [26][26] Idem., Pouvoirs de diaspora : essai sur la pertinence de la culture juive [27][27] Le Cerf, 2007., Jews and Other Differences : The New Jewish Cultural Studies [28][28] University of Minnesota Press, 2008. (par Jonathan Boyarin and Daniel Boyarin), sans oublier l’inévitable évangile néo-paulinien, A Radical Jew : Paul and the politics of Identity [29][29] University of California Press, 1997.. Dans le même genre d’exercice Judith Butler, chantre du genre et de l’identité déstructurée, est la référence mondiale des Gender Studies [30][30] Cf. Perrine Simon Nahum, « Judith Butler : réflexion.... De même, un livre récent comme celui de l’universitaire israélien Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme [31][31] Shlomo Sand, Sivan Cohen-Wiesenfeld, et Levana Frenk,..., vient apporter la confirmation de qui de droit, un professeur israélien, de l’inanité de l’existence d’un « groupe juif » – selon les termes de Badiou.

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Ce courant, assuré ainsi d’une autorité « académique », donne le ton à l’idéologie conventionnelle actuelle (multiculturalisme, diversité, anti-occidentalisme, histoire des marges, diasporisme, le genre et le sexe, etc.). Tous ces auteurs, il va sans dire, manifestent l’antisionisme le plus déterminé possible. Le fait que les milieux les plus effervescents des universités aient versé dans le nouvel antisémitisme des années 2000 et la célébration du palestinisme n’est donc pas le produit du hasard mais une conséquence très logique du rapport à la figure juive tel qu’il s’est tramé dans les origines intellectuelles de cette pensée.

36
Le phénomène est gravissime car l’université forme les cerveaux de demain et si ce courant triomphe, il risque d’inscrire un antisémitisme « de bon aloi » et très « moral », un antisémitisme devenu intellectuel et universitaire, voire « scientifique »â€¯[32][32] Cf. le récent livre d’un chercheur au CNRS, André Pichot,..., dans l’imaginaire des jeunes générations.

Essai d’ego-sociologie
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Comment une telle analyse est-elle possible ? Son auteur pourrait aussi en être l’objet, dans la mesure où elle s’inscrit dans une perspective qui nourrit également un rapport à un substrat social. Pour (m’)expliquer comment je suis arrivé à ce point de vue paradoxal, à la fois externe et interne, la même méthode de la sociologie de la connaissance peut en effet être sollicitée.

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Acteur engagé de la vie intellectuelle et publique, depuis 1977 (et c’est à ce titre que j’ai cru comprendre quelque chose au paysage que j’ai tenté d’appréhender), comment puis-je aborder du dehors une réalité dont je suis moi-même partie ? C’est le dilemme auquel se confronte le fondateur de la sociologie de la connaissance, Karl Mannheim, en avançant que seuls des intellectuels déracinés, qui par leur expérience de divers pays ont pu apprécier la relativité et la singularité de chaque système cognitif, seraient aptes à se livrer à une analyse des idéologies et de la connaissance d’une société. Il faut être hors d’un système tout en le connaissant du dedans pour l’appréhender comme un système intégrant des conditions sociales et des formes de connaissance. Par de nombreux aspects, mon parcours a collecté ces caractéristiques. Originaire d’Algérie où l’authentique condition citoyenne des Juifs était en porte à faux avec le milieu français et la population indigène, transplanté en France en 1962, résidant et étudiant à Jérusalem durant quatre ans, je crois pouvoir faire la part de la relativité sociale et politique des représentations collectives des différentes sociétés que j’ai traversées et que j’ai fait plus que traverser. Cette transhumance entre différents pays et milieux sociaux m’a ouvert une lucarne sur la société et la culture françaises dans leurs fondements.

39
Mais le déracinement fut aussi épistémologique. La contemplation du phénomène social, politique et culturel engendré par l’attentat de la rue Copernic m’a ouvert une voie de recherche inédite, dont le premier fruit fut le livre La République et les Juifs après Copernic (1982), point de départ d’une série de livres et d’articles approfondissant l’analyse de la politique moderne et de la condition juive en son sein. À travers ces travaux (dont L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa est l’aboutissement) j’ai en fait tenté de comprendre le système symbolico-politique du Juif, propre à la modernité.

40
L’influence du cadre socioculturel s’est fait sentir d’une autre façon sur le deuxième pan de mon travail, les livres de problématique philosophique et spirituelle. Je suis très conscient que toute ma réflexion – sous ce dernier aspect – est centrée sur le vide, l’exil, l’absence, le « cachement », le retour non à l’identique mais à un dépassement, l’établissement sur la terre sans enracinement, de sorte que je suis obligé de me reconnaître aussi dans le schéma général que j’analyse. Mais je ne crois pas avoir brossé le même tableau du Juif que mes collègues en pensée et en écriture. Ce vide est dans ma problématique une réalité affirmative, au point d’y voir le cœur de la conception judaïque de la souveraineté politique et de l’habitation sur la Terre, la poutre maîtresse du peuple juif, sujet souverain de l’histoire et non paria voué au nomadisme et au négatif. La tentative de penser l’être juif en termes de philosophie politique (Philosophie de la Loi, l’origine de la politique dans la Tora, 1991) et d’historicité reste ce qui m’a distingué du modèle de l’École de Paris et de ses épigones autant que du Juif du postmodernisme, et aidé à trouver une issue au dilemme de la figure du Juif (métaphysique ou esthétique, évanescente ou positiviste). En entreprenant de théoriser cette posture épistémologique, j’ai rejoint le point aveugle du système, celui par lequel il ne peut s’appréhender lui-même : l’œil du cyclone.

41
La pensée la moins conventionnelle est ainsi toujours en rapport avec le cadre social dans lequel elle s’exerce, que ce cadre la porte ou qu’il l’exclut. Toute forme de pensée n’est pas toujours possible à n’importe quel moment. Une pensée peut être invisible aux contemporains alors qu’elle va vers eux et est objectivement visible. Elle ne franchit pas nécessairement la rampe à n’importe quelle époque. Elle peut précéder dans la conscience ce dont les contemporains sont inconscients mais qu’ils vivent pourtant pratiquement. La pensée n’est sans doute jamais la contemporaine de son temps.

Notes
[1]
Mais non une tragédie des Juifs de l’histoire, des Juifs réels.

[2]
Cf. son pamphlet, Les abus de la mémoire, Arléa, 1995.

[3]
Ce que Alain Badiou n’a fait que répéter.

[4]
La double négation est la leur. Elle est proférée dans leurs propres discours et condition existentielle : en recul face à leur judaïsme et dans les marges de l’Allemagne et de la langue allemande…

[5]
Plus que les juifs sociologiques : en l’occurrence, les Juifs comme sujets de l’histoire et de la pensée.

[6]
Cf. L’école de pensée juive de Paris, sous la direction de Shmuel Trigano, Pardès 23/1997, Éditions In Press.

[7]
« Il n’y a pas tant de différence entre l’antisémite et le démocrate. Celui-là veut le détruire comme homme pour ne laisser subsister en lui que le Juif, le paria, l’intouchable ; celui-ci veut le détruire comme Juif pour ne conserver en lui que l’homme, le sujet abstrait et universel des droits de l’homme et du citoyen. »

[8]
Cf. S. Trigano, L’Idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999.

[9]
Cf. Naomi Seidman, « Elie Wiesel and the Scandal of Jewish Rage, » in Jewish Social Studies 3, n° 1 (Fall 1996). Cf. notre analyse in L’idéal…, op. cit., p. 301.

[10]
Il n’y a pas que les Juifs assimilés que fréquente Sartre et qu’il évoque à preuve de sa thèse.

[11]
Cf. S. Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie juive, » Revue Descartes 19, « Emmanuel Levinas » (Paris : Collège international de philosophie, PUF, 1998).

[12]
Cf. Léon Askénazi, « Le cercle et la droite : transcendance et immanence. Cours de Cabale », in « L’école de pensée juive de Paris », S. Trigano (ed.) Pardès, op. cit.

[13]
Le Colloque « Visage et Sinaï », à la Sorbonne (Collège International de Philosophie, 7 décembre 1996). Mon sujet était « Levinas et le projet de la philosophie juive » (publié cf. note 10). Le premier tir vint du président de séance, qui sentit le besoin de justifier le fait que cette intervention venait en fin de colloque pour ne pas « fermer » dès le départ la perspective sur Levinas. Dans le débat qui suivit, j’entendis deux opinions étonnantes, une où l’on m’accusa de « fascisme », l’autre où l’on me dit que ce qui intéressait dans Levinas, c’était le côté universel et pas juif. J’avais commis le sacrilège de mettre Levinas en perspective de la philosophie juive depuis Philon d’Alexandrie, ce qui devrait être une évidence pour qui a un peu de culture…

[14]
Cf. E. Levinas, « Politique après ! » in « La Paix maintenant ? », B. Lévy (ed.), Les Temps Modernes. Septembre 1979, n° 398. J’ajoute que je contribuais à ce même numéro, tout en n’ayant pas pris part au colloque, quoiqu’y ayant assisté. Ma contribution « Lieu, projet pour une problématique juive de la Paix » est un des rares textes que je regrette, du fait de la naïveté politique dont il fait preuve envers la stratégie palestinienne que j’eus l’occasion de comprendre à partir de la guerre du Liban, en 1982.

[15]
Cf. S. Trigano, La République et les Juifs après Copernic, Paris, Les Presses d’Aujourd’hui, 1982. § 3. « Les Mirages du Juif médiatique ».

[16]
Cf. S. Trigano, Un exil sans retour, lettres à un Juif égaré, Paris, Stock, 1996.

[17]
Cf. S. Trigano, L’avenir des Juifs de France, Paris, Grasset, 2006. Que l’on compare la posture agressivement anti-communautaire d’Alain Finkielkraut, lors du Bicentenaire de la révolution et durant la première affaire du foulard, critiquant toutes formes d’existence juive « communautaires » (y compris les radios juives) à sa défense et illustration de la cause juive, à partir justement d’une radio communautaire, dans les années 2000…

[18]
Je l’ai connu dans sa phase initiale pour l’avoir introduit au judaïsme et à la langue hébraïque, dans le cadre d’un séminaire de pensée juive et d’hébreu que je lui donnais (à sa demande) en compagnie de quelques ex-membres de la Gauche prolétarienne, durant deux ans, de 1980 à 1982. Il y aurait beaucoup à dire (j’en touche un mot dans la postface à la réédition de mon livre, La Nouvelle Question Juive, l’avenir d’un espoir (Folio-Gallimard, 1979-2002).

[19]
Cf. Yair Auron, Les juifs d’extrême gauche en mai 68. Albin Michel, 1998.

[20]
Et les Juifs sont au croisement de ce décalage entre l’univers des symboles et la politique. Cette situation est à la source du système du signe juif.

[21]
Cf. S. Trigano, Les Frontières d’Auschwitz. Les ravages du devoir de mémoire. § V, Le paradigme gaullien. Livre de Poche Hachette, 2005.

[22]
Date de début de la deuxième législature de François Mitterrand et d’une nouvelle stratégie politique augurant d’une nouvelle époque de l’économie du signe juif. Cf. S. Trigano, L’avenir des Juifs de France, op. cit.

[23]
Cf. mon étude in S. Trigano, L’e (xc) lu, entre Juifs et chrétiens, Denoël, 2005.

[24]
Cf. S. Trigano, « La “question juive” dans le retour à Paul », in Controverses n° 1/mars 2006. « La théologie politique des Altermondialistes », Éditions de l’Éclat.

[25]
Cf. S. Trigano, « Le refus palestinien d’un État juif » in Controverses 7, février 2008, « Les Palestiniens à l’épreuve de la paix », Éditions de l’Éclat. Et plus globalement le discours de la télévision palestinienne et arabe à découvrir sur les sites Memri et Palestinian Media Watch.

[26]
Idem.

[27]
Le Cerf, 2007.

[28]
University of Minnesota Press, 2008.

[29]
University of California Press, 1997.

[30]
Cf. Perrine Simon Nahum, « Judith Butler : réflexion sur l’(identité) juive, in Controverses n° 8, mai 2008.

[31]
Shlomo Sand, Sivan Cohen-Wiesenfeld, et Levana Frenk, Fayard, 2008.

[32]
Cf. le récent livre d’un chercheur au CNRS, André Pichot, démontrant sous couvert d’une formalité « scientifique » (mais à la bibliographie démontrant sa piètre connaissance du judaïsme) que la Bible et les Juifs sont aux origines du racisme, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, Flammarion, Bibliothèque des Savoirs (sic !), 2008.

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