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"Je dis à mon fils d’enlever sa kippa dans la rue": des synagogues aux épiceries casher, la communauté juive sur le qui-vive

"Je dis à mon fils d’enlever sa kippa dans la rue": des synagogues aux épiceries casher, la communauté juive de la Côte d’Azur sur le qui-vive

 

Plusieurs dizaines d’actes antisémites ont été recensés dans les Alpes-Maritimes, depuis le 7 octobre et les attaques du Hamas contre Israël. Encore sous le choc, la communauté juive oscille entre inquiétude, vigilance et incompréhension. Reportage auprès de citoyens plus que jamais sur le qui-vive.

Christophe CIRONE Monaco
Dans cette épicerie casher de Nice, les employés portent une kippa qu’ils évitent d’arborer à l’extérieur.

"C’est bon. On y va!" Un regard fugace sur sa gauche. Un autre sur sa droite. Puis l’homme s’engage dans la rue, vêtu et coiffé selon la tradition des Juifs orthodoxes. Des enfants et de jeunes adultes portant la kippa lui emboîtent le pas. Un pas pressé, en file indienne. Le petit groupe vient de quitter une synagogue cachée par un portail métallique. Sans nom ni numéro, mais surveillée par une caméra.

Scène ordinaire ou presque, cette semaine à Nice. Elle illustre la vigilance décuplée de la communauté juive de France, dans le contexte inflammable du conflit israélo-palestinien. Une communauté inquiète de la recrudescence des actes antisémites sur le sol français.

"Il faut avoir les yeux partout", confirment Isaac et Jacob (1). Kippa, barbe, chemise blanche et pantalon noir, ces jeunes gens âgés de 19 et 20 ans balaient les alentours du regard, tout en se confiant à l’écart de la synagogue. Depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas contre Israël, les fidèles s’y font rares, constatent-ils. "Mais par les temps qui courent, on essaie de maintenir toutes nos activités, tout en restant le plus discrets possibles, avec une sécurité convenable. Le monde devient fou! Alors on fait ce qu’on peut pour rester ce qu’on est."

Chaque jour, Isaac et Jacob mettent les teffilin (2), pour "aider spirituellement [leurs] frères en difficulté à travers le monde". Un précepte du rabbin Loubavitch, qui a donné son nom à leur mouvement religieux. Ces jeunes hommes ont passé l’année écoulée en Israël. Ils étaient à New York le jour où le Hamas a frappé. "Des gens de ma famille ont été touchés, confie Isaac. Il n’y a pas eu autant de civils français victimes du terrorisme depuis l’attentat de Nice, ni autant de Juifs exterminés depuis la Seconde Guerre mondiale!"

"C’est les années 40!"

Paradoxe: eux se sentent "plus en sécurité là-bas, en Israël. Même sous le feu. Ici, on se sent observé, parfois insulté." Ce fut le cas vendredi dernier, place Masséna, selon eux. Un homme d’une cinquantaine d’années leur aurait crié: "Viva Gaza! Mort Israël!" Ils n’ont pas renchéri. Ni porté plainte, pour ne pas "attiser le feu". Ils préfèrent saluer "l’entraide incroyable à travers le monde", "le soutien de la part de Nice" et la "présence policière et militaire ".

Il est midi. À quelques centaines de mètres de là, les clients poussent la porte d’une épicerie casher. Un imposant certificat de cacheroute accueille le visiteur. Une petite dame aux cheveux gris, "80 ans", passe avec son chariot rempli. Le conflit, la menace? Elle n’a "pas envie d’en parler. Vous avez vu comment ils nous traitent?" Elle peste contre les médias, contre Jean-Luc Mélenchon - "c’est un c..." Dans un soupir, elle s’en tient à lâcher: "On tremble pour nos familles, pour nos otages... C’est les années 40!"

"J’ai peur quand j’amène ma fille à l’école"

Dans les épiceries casher, clients et employés confient leur angoisse pour leurs proches. Certains s'attardent moins qu'avant quand ils font leurs courses. Photo Patrice Lapoirie.

"On vient de sortir d’une petite Shoah", abonde Colette. Elle a 32 ans et deux jeunes filles. "C’est la première fois que je reviens dans cette épicerie depuis le 7. C’était le moment de faire le pas." Le "7", date charnière, point de rupture. "L’atmosphère n’est pas du tout comme avant. On a l’impression que ça s’est passé ici. Quand j’amène ma fille à l’école, j’ai peur. Il y a la police, les militaires... On ressent la menace. C’est un stress monumental. C’est horrible de se dire qu’on peut se faire abattre n’importe où, n’importe quand."

Colette suit l’évolution du conflit de près, partage ses analyses sur des boucles WhatsApp. Qu’importe si les critiques pleuvent sur Benyamin Netanyahou: Cette jeune femme déterminée soutient le gouvernement israélien. "On a été naïfs. On a cru que c’était terminé. En fait, non... Là, on doit se défendre. Leur rendre la pareille." Elle nuance toutefois son discours, appelle à "distinguer le Hamas des Palestiniens".

Pas d’amalgames. C’est également le propos de Memni (1), à propos des réactions antisémites en France. "Il ne faut pas généraliser à tous les Musulmans de France", insiste ce commercial âgé de 42 ans. Il attribue ces agissements à une minorité "infime". Il encourage les "musulmans modérés à faire le ménage dans la République. Car nous sommes tous des enfants de la République!"

"On n’est pas à l’abri d’un détraqué"

Mais aujourd’hui, tous ces enfants ne s’y sentent pas en sécurité. Voilà pourquoi Memni a invité à la prudence son fils, âgé de 11 ans. "Je lui dis: « Enlève ta kippa dans la rue. Parce qu’on est dans une situation tendue". » Ce climat, le responsable de l’épicerie le ressent. Oui, il a bien contesté "un peu d’inquiétude". "Certains clients ne s’attardent pas. On n’est pas à l’abri d’un détraqué, comme à l’église ou sur la promenade des Anglais..."

Gisèle (1), 60 ans, qui travaille dans le secteur médical, confirme la fébrilité ambiante. Elle a tissé un important réseau communautaire. Lundi, l’appel d’une amie proche l’a "submergée" d’émotion. "Elle m’a dit que ça devenait trop dangereux de laisser dehors la mezouza..." Cet objet de culte juif, apposé au chambranle des portes d’entrée, attirerait un peu trop l’attention. Pour Gisèle, cette alerte dit quelque chose de "l’état de la communauté."

Autre signe qui ne trompe pas, à ses yeux: "Ces mamans qui demandent s’il y a des chauffeurs de taxi ou VTC juifs pour faire une course ou aller à l’école..." On en serait là. Mais difficile d’en savoir plus. Dans la communauté juive, la discrétion est plus que jamais de mise. "Ici, personne ne vous parlera", nous indique-t-on à la sortie d’un lycée juif.

"C’est triste, mais on est rôdé!"

"On essaie d’être prudent. Depuis l’affaire Merah, je mets ma casquette sur ma kippa dans la rue", soupire Alain, la cinquantaine, employé d’une autre épicerie casher à Nice. "On en parle. C’est malheureux, c’est triste. C’est un climat angoissant. Mais on est rôdé!"

Des "sale Juif!", Yoel en entendait déjà au collège ou au CFA. Ce jeune employé de l’épicerie, l’air las, "stresse avec [s] a famille" pour ses proches et ses amis mobilisés en Israël. Ici non plus, il n’est pas rassuré. "Il y a beaucoup moins de gens qui sortent. Mon petit frère, 16 ans, a eu pour consigne de ne pas sortir dans les lieux fréquentés. Même moi, j’hésite à aller en soirée..."

La nuit, justement, est tombée sur Nice. Dans le centre-ville, des silhouettes se déploient le long d’une rue qui abrite une synagogue. Dix militaires et policiers, arme longue au poing, scrutent les allées et venues. Ils redoublent d’attention quand s’ouvrent les portes. L’office est fini. Une poignée de fidèles en sort. Nul ne s’attarde sur le trottoir. Une jeune femme s’en tient à lâcher, dans un sourire résilient: "Je ne suis pas inquiète".

(1) Les prénoms ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.

(2) Dits phylactères, ces objets de culte religieux se composent de boîtiers tenus par des lanières enroulées autour du front et du bras gauche.

 

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