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Harkabi, La Paix Maintenant et les Hasmonéens - Michel Gurfinkiel

Harkabi, La Paix Maintenant et les Hasmonéens - Michel Gurfinkiel

C’est l’un des aspects les plus déconcertants de la crise israélienne actuelle : les protestataires misent sur l’étranger – non seulement l’opinion publique occidentale ou les communautés juives de la Diaspora, mais aussi et surtout l’administration Biden ou les gouvernements européens - pour bloquer la réforme judiciaire ou faire tomber le gouvernement Netanyahu.

On serait tenté de voir dans ces appels (qui remettent en question, par implication, le caractère indépendant et souverain du pays) des manœuvres ad hoc, décidées dans l’urgence : quelque chose d’improvisé et de désespéré.

Mais la réalité est bien différente.

Le recours à l’étranger, non point pour « défendre la démocratie », mais bien pour la neutraliser, est en effet une pratique courante en Israël. Il était, dès les années 1980, au cœur des stratégies du mouvement La Paix maintenant. Il a été théorisé par Yehoshafat Harkabi, un ancien chef du Renseignement militaire devenu activiste politique.

Je vous soumets, à ce sujet, un texte que j’ai écrit en 2002 pour la radio parisienne RCJ.

Paris, 9 juin 2002
Bonjour,
Voici vingt-quatre ans, au printemps 1978, je rendis visite au général Yehoshafat Harkabi.
Cet ancien chef du Renseignement militaire israélien habitait à Givah Tsarfatith, alias French Hill, un nouveau quartier du nord de Jérusalem. Il me reçut dans son bureau, une petite pièce entièrement tapissée de livres mais dont le mobilier, pour le reste, se réduisait à une table de travail tout-à-fait sommaire, deux chaises et un téléphone. J'étais aussi intimidé qu'un très jeune étudiant de yéshivah comparaissant pour la première fois devant un Rebbe célèbre. Et de fait, c'était bien ce que Harkabi était alors pour moi, un maître, le maître, le prince de la génération. Ce que je savais alors des problèmes géopolitiques du Moyen-Orient, je l'avais appris dans ses ouvrages, d'une vigueur conceptuelle et d'une clarté d'exposition non pareilles, qu'il s'agît de sa traduction commentée de la Charte de l'OLP ou de ses analyses sur les stratégies arabes face à Israël. J'étais avide d'en savoir plus. Le Moyen-Orient venait de changer de visage.

Un an plus tôt, Menahem Begin et le Likoud étaient arrivés au pouvoir, par la voie électorale, mettant fin à un régime travailliste en place depuis l'indépendance. En novembre 1977, le président égyptien Anouar el-Sadate était venu à Jérusalem pour proposer aux Israéliens un accord de paix. Enfin, les jours précédents, Tsahal venait d'intervenir au Liban du Sud, jusqu'au Litani, à la fois pour protéger la Galilée contre les infiltrations terroristes et pour porter secours, dans le cadre de la guerre civile qui ravageait alors ce pays,
à une partie des communautés chrétiennes. Harkabi allait sans doute m'éclairer sur cette nouvelle configuration, a priori si prometteuse pour Israël, et sur les nouveaux rapports de force qui étaient en train de s'établir dans la région.

L’entretien prit rapidement un tour étrange. L'homme que j'avais en face de moi se révélait fort différent de l'auteur que j'avais jusque-là admiré. La ligne générale de ses propos était peut-être la même, mais il semblait possédé, à certains moments, par une sorte de dibbouk qui lui faisait dire exactement le contraire. Peu à peu, je compris ce qu'il se passait. Issu de l'establishment travailliste, Harkabi ne supportait pas que le gouvernement d'Israël fût désormais dirigé par Begin, même si de nombreux ministres, à commencer par Moshé Dayan, le ministre des Affaires étrangères, étaient en fait de même origine. "Begin va nous mener à une confrontation avec les Etats-Unis", m'affirmait-il, "et ce sera notre fin. Le soutien américain est notre ligne de vie." Avant d'ajouter : "Ces gens-là, Begin, le Likoud, n'ont aucune culture politique ou stratégique. Ce sont des analphabètes." Je croyais entendre le bon M. Guizot, premier ministre du roi Louis-Philippe, quand il s'arc-boutait, vers la fin des années 1840, au suffrage censitaire...

Les années suivantes, Harkabi se radicalisa, au point de devenir le maître à penser du mouvement La Paix maintenant (Shalom Akhshav). Il écrivit de nouveaux livres, notamment Le Syndrome de Bar-Kokhba, pour défendre ses nouvelles positions. Je les lus. Même si je n'étais pas d’accord, j’étais toujours aussi impressionné par la force de l'argumentation. Mais en 1987, Harkabi alla trop loin.

Dans un résumé de ses analyses destiné à soutenir l'action de La Paix maintenant à l'étranger, l'ancien chef du Renseignement militaire défendait le raisonnement suivant : l'intérêt d'Israël était d'évacuer les territoires conquis en 1967 ; la démocratie israélienne, malheureusement, envoyait au pouvoir des gouvernements qui n'étaient pas prêts à procéder à cette évacuation ; dans l'intérêt même d'Israël, il fallait donc que des pays étrangers exerçassent des pressions décisives ; malheureusement, le seul pays qui en avait les moyens, l'Amérique, n'en avait pas la volonté, en raison du soutien résolu que les juifs américains apportaient, en toutes circonstances, au gouvernement démocratiquement constitué d'Israël ; il fallait donc, pour sauver Israël en dépit de lui-même, en dépit de ses citoyens, convaincre les juifs américains de convaincre leur gouvernement d'exercer des pressions sur l'Etat juif.

Cette longue suite de sophismes me stupéfia. D'autres années ont passé, Harkabi a quitté ce monde, qu'il repose en paix. Guiva Tsarfatith, le quartier où il habitait, apparemment sans état d'âme, est devenu, au fil des dépêches de l'AFP, une colonie israélienne en Cisjordanie occupée. Mais l'idée selon laquelle le destin d'Israël devrait être remis à une grande puissance étrangère continue, jusqu'à ce jour, à hanter une partie de la gauche ou de l'extrême-gauche israéliennes. Yossi Sarid, le chef du parti Méretz et donc, dans l'état actuel des choses, le chef officiel de l'Opposition parlementaire israélienne à la Knesseth face au gouvernement d'union nationale, a demandé avant-hier au président américain George W. Bush, je cite, "de faire pression sur le premier ministre Ariel Sharon, pendant sa visite à Washington, en vue d'obtenir un gel complet des implantations en Cisjordanie" . Sarid, que je ne crois pas être un analphabète, devrait pourtant comprendre que Sharon, ou l'actuel ministre de la Défense Binyamin Ben-Eliezer, chef du parti travailliste, ont plus de légitimité démocratique que lui ; et surtout, il devrait savoir qu'un État, grand ou petit, n'en respecte un autre, petit ou grand, que dans la mesure où ce dernier se fait respecter.

Dans le Syndrome de Bar-Kokhba, Harkabi avait établi un parallèle entre le nationalisme israélien d’aujourd’hui et celui des premier et deuxième siècles de l'ère chrétienne, pour les condamner tous les deux. La révolte irréaliste des Zélotes puis de Bar-Kokhba contre Rome avait mené à la destruction du Deuxième Temple et de Jérusalem. De même l'arrogance stratégique des Israéliens modernes pouvait-elle conduire à la destruction de leur État. Ces propos valent ce qu'ils valent. Ils m'autorisent toutefois à esquisser un autre parallèle historique. Entre l'Israël actuel et celui du Ier siècle avant l'ère chrétienne. 63 avant notre ère. La Judée est une puissante monarchie, juive par la religion, hellénistique par la technologie, gouvernée par la dynastie hasmonéenne. Les rois Jean Hyrcan et Alexandre Jannée ont conquis les deux rives du Jourdain, de la mer Méditerranée au désert d'Arabie, et du Golan à Beershevah.

Ce qui renforce leur stratégie, c'est une alliance étroite avec l'hyperpuissance du moment, Rome. Mais la Judée est agitée par des conflits internes. En 63, deux princes, Aristobule et Hyrcan, se disputent le pouvoir. L'un d'entre eux fait appel à l'arbitrage du proconsul romain Pompée. Celui-ci intervient, en effet. En réorganisant la région à son seul profit. Le royaume est démembré, amputé de ses conquêtes, soumis à une occupation militaire romaine permanente. L'existence même d'un pays juif va désormais être remise en question... Je m'arrête en ce point. L'histoire ne se répète que si on n'écoute pas ses leçons, ou si on ne les écoute qu'à moitié.

Au revoir, à la semaine prochaine.

© Michel Gurfinkiel, 2002 et 2023

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