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L’histoire oubliée des camps marocains, par Jean-Paul Fhima

L’histoire oubliée des camps marocains, par Jean-Paul Fhima

 

 

De 1940 à novembre 1942, des milliers de personnes ont été internées en Afrique du Nord, dans des camps civils ou militaires principalement situés au Maroc, dans la région de l’Oriental entre le Rif et la frontière algérienne.

De rares témoins et chercheurs ont apporté sur cet aspect peu connu du régime de Vichy un éclairage saisissant et rare. Aujourd’hui, dans ces lointaines bourgades écrasées de soleil, plus personne ne se souvient de rien.

Durant l’été 1942, une mission de la Croix-Rouge internationale (CRI), dirigée par le docteur Wyss-Denant, a visité les camps de Boudnib, Berguent et Bou Arfa. Les rapports décrivent avec précision les conditions de vie et de travail, l’hygiène, la nourriture, le traitement réservé aux ‘’résidents’’ (Jamaâ Baïda, Université de Rabat).

En tout, il y avait dans le protectorat français du Maroc, 14 camps de natures diverses regroupant 4000 hommes, dont un tiers de Juifs de nationalités variées. Tous étaient des camps d’hommes sauf celui de Sidi Al Ayachi, où il y avait des femmes et même des enfants. Certains camps étaient des centres de séjour surveillé, autrement dit de vraies prisons réservées aux opposants politiques du régime de Vichy.  D’autres étaient dits de ‘’transit’’, destinés aux réfugiés. D’autres encore étaient exclusivement réservés aux travailleurs étrangers. Ou aux juifs.

A Bou Arfa, le camp était sous l’autorité de la compagnie de chemin de fer Méditerranée-Niger, appelée communément Mer-Niger (ou Merniger). Longtemps en suspens, ce vieux projet colonial fut repris en 1941 pour assurer l’approvisionnement de marchandises jusqu’à la métropole. Sous Vichy, le Transsaharien devenait un enjeu majeur de la collaboration avec le IIIème Reich. Un besoin conséquent de main d’œuvre était donc nécessaire.

Des milliers de républicains espagnols qui fuyaient la répression franquiste y furent employés en groupements des travailleurs étrangers (GTE) chargés de la construction et de l’entretien des voies ferrées.    Le rythme de travail, brutal et inhumain car il fallait accélérer la cadence, transforma ces travailleurs espagnols (694 sur 818, rapport CRI, juillet 1942) en véritables forçats. Des déportés juifs d’Europe centrale et des communistes français y furent transférés. Le quotidien y était épouvantable. Beaucoup sont morts de mauvais traitements, de torture, de maladie, de faim ou de soif, de piqûres de scorpions ou de serpents.

A Berguent (Aïn Beni Mathar), le camp dépendait du Département de la production industrielle. Il était exclusivement réservé aux Juifs (155 en juillet 1942, puis 400 début 1943, rapport CRI). Trois rabbins algériens y assuraient les offices religieux. « Mais ce réconfort spirituel ne réduisit en rien le fait que le camp de Berguent était entre tous le plus ignoble » (Jamaâ Baïda). La demande de sa fermeture par la Croix-Rouge n’a pas été suivie d’effet.

Les Juifs qui s’y trouvaient, surtout originaires d’Europe centrale, s’étaient préalablement réfugiés en France. Engagés volontaires dans la légion étrangère, ils furent démobilisés après la défaite de 1940 puis internés « par mesure administrative ». Ce fut le cas d’Albert Saul, citoyen turc arrivé en France en 1922 avec sa famille, prisonnier à Berguent d’où il n’est libéré qu’en mars 1943. Dans son journal, il raconte … « 10 février (1941) : Cassé des cailloux toute la journée. … 2 mars : Transféré au 5e groupe avec des juifs allemands. Je ne m’y plais pas du tout. Le travail n’est pas le même ; Il faut faire du ballast… 6 avril : Je n’en peux plus de cette vie, on travaille trop et on se fait engueuler. J’ai la fièvre, mal aux dents… 22 septembre : Rosch Hachana : personne n’a voulu travailler… 1er octobre : Pas mangé…»

Dans une pétition écrite par les prisonniers eux-mêmes, on apprend que les malades étaient isolés sans être soignés, que les punitions étaient sévères et injustifiées, que les surveillants, dont beaucoup étaient allemands, se comportaient de manière tyrannique, hostile et malveillante. « Ils auraient mieux figuré dans la fameuse SS nazie ». Certains prisonniers ont réussi à s’évader, à rejoindre Casablanca puis les forces alliées.

À Boudnib, petite localité de 10 000 habitants, les casernes militaires actuelles sont les derniers témoins de l’ancien camp de l’armée française. Les plus âgés des habitants conservent des bribes de mémoire :   « Il y a deux choses que je peux vous affirmer avec certitude. La première est que Boudnib était composé majoritairement de Juifs. La deuxième est que les prisonniers d’origine italienne composaient l’essentiel des camps de la ville puisqu’ils venaient régulièrement nous dispenser des cours de musique à l’école primaire » (magazine Tel Quel n° 274, du 19/25 mai 2007).

Maurice Rué, journaliste communiste, y a été interné. Il nous apprend que « sur une quarantaine de prisonniers, les trois-quarts étaient des communistes, des socialistes et deux gaullistes… avant l’arrivée d’une quarantaine de Juifs pour quelques mois ».

Après le débarquement des Américains le 8 novembre 1942, le Maroc se rangea du côté des Alliés.  En janvier 1943, ces derniers se réunirent en conférence interalliée à Casablanca. Un accord stratégique et militaire fut signé. Peu après, le débarquement en Sicile (opération Husky, juillet 1943) sonna le commencement de la fin de l’Europe allemande.

Les travaux ferroviaires à Bou Arfa ne furent pas tout de suite interrompus et les travailleurs connurent un sort à peine meilleur. Ils étaient mieux payés, aidés cette fois par les prisonniers italiens et Allemands qui remplaçaient les communistes et les Juifs. Mais le Transsaharien resta un enfer au quotidien. Le projet, qualifié de « non-sens » ne fut définitivement abandonné par la France qu’en 1949.

Ailleurs, les camps furent démantelés très vite, entre fin 1942 et début 1943.

Le documentaire de Bill Cran et Karin Davison diffusé sur Arte, intitulé « Le Maghreb sous la croix gammée » (juin 2010), donne la parole à un historien, Robert Satloff. Tout en relatant le sort réservé aux Juifs, ce spécialiste américain cherche à comprendre le rôle joué à l’époque par les autorités et la population locales. Il s’interroge en particulier sur l’attitude du sultan Mohamed V dont « l’héroïsme injustement ignoré est digne d’un juste parmi les nations ». Qu’en est-il vraiment ? Si, en effet, aucun des 250 000 Juifs du Maroc n’a été enfermé dans les camps de l’Oriental, le sultan Mohamed y est-il vraiment pour quelque chose ? Pas si sûr.

Les communautés juives berbérophones étaient depuis longtemps intégrées à la population marocaine. On les sait présentes dans les villages du haut Atlas et dans le sud (vallée du Draa) bien avant l’islamisation du pays. Au moment de la formation du protectorat français (1912) elles avaient encore leur propre dialecte, folklore, tradition religieuse et culture orale. La‘’dhimmitude’’ leur garantissait la protection du sultan et des potentats locaux (cheikhs, pachas ou caïds). Présents dans les cités commerçantes dès le Moyen-Age, les Juifs marocains étaient bien intégrés à l’élite urbaine. Attachés à leur quartier (les mellahs), ils étaient négociants et notables, médecins et enseignants. Ils contribuaient aux forces vives de la société.

On comprend les réticences de Mohammed V quand le Résident général du gouvernement de Vichy, Charles Noguès, voulut lui imposer le premier statut des Juifs d’octobre 1940, puis le second, de juin 1941, plus sévère encore, fait d’interdits et d’exclusions au risque de déstabiliser gravement l’économie du pays. Mais les dahirs (décrets d’application du sultan) furent bien prononcés avec les effets discriminatoires qu’ils impliquaient. Les médecins juifs furent exclus de l’ordre, les avocats du barreau, les lycéens du système scolaire.

Toutefois, les Juifs marocains ne furent jamais menacés de déportation dans les camps réservés aux seuls Juifs français et étrangers.

Pendant la guerre, la vie des Juifs marocains n’aurait pas été très différente de celle des Musulmans. L’étoile jaune n’a pas été portée, les conditions de vie étaient les mêmes, les privations identiques (Mohamed Hatimi, Tel Quel, n°274). Il y a bien eu un inventaire mais non une réelle spoliation des biens juifs, plutôt un transfert transitoire sous forme d’arrangement appelé délégation.

L’Inquiétude était suscitée par les actes antisémites effectués par les colons français bien plus que par les autochtones. La présence allemande a été très discrète voire inexistante, apparemment circonscrite à la seule ville de Casablanca.

Des chercheurs comme Mostafa Bouaziz ou Robert Assaraf (« Mohammed V et les Juifs », 1997) disent que le sultan a obtenu des aménagements conséquents et a retardé autant que possible l’exécution des mesures antijuives pour gagner du temps. Robert Satloff est convaincu qu’il est un Oskar Schindler arabe (« Among the Righteous: Lost Stories from the Holocaust’s Long Reach into Arab Lands », 2006). Mais la démarche est d’abord politique, soucieuse d’instaurer aujourd’hui un dialogue entre Juifs et Arabes.

D’autres historiens sont en effet sceptiques. Jacques Dahan (« Regard d’un Juif marocain sur l’histoire contemporaine de son pays », 1995) regrette le manque de documents écrits à propos du comportement supposé bienveillant de Mohamed V, même s’il reconnaît l’influence positive du souverain. Pour Michel Abitbol (« les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy », 1955), il ne faut pas exagérer cette vision idyllique.

L’historien français d’origine marocaine Georges Bensoussan, spécialiste de la Shoah, taille en pièces ce mythe du sultan sauveur de Juifs dans son livre paru en 2012 (« Juifs en pays arabe : le grand déracinement 1850-1975 »). Le sultan ne serait intervenu que de manière ciblée et à titre privé, exclusivement pour servir les intérêts de son pays. « Sur l’essentiel il n’a pas protégé les Juifs ». Encore moins ceux des camps.

Il ne serait pas intervenu pour empêcher l’internement des Juifs étrangers ni pour améliorer leurs conditions de vie alors même qu’il ne pouvait pas ignorer leur existence.  « Ces camps étaient en dehors de sa zone d’influence. C’était le rayon d’action exclusif de l’armée française”, précise Mostafa Bouaziz.

Et alors ? Serge Berdugo, ancien ministre du tourisme marocain et secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc se souvient : « Mon père savait qu’il y avait des juifs internés dans l’Oriental. Il s’y est rendu plusieurs fois pour leur apporter quelques vivres ».

En tout état de cause, il faut évaluer le sort des Juifs du Maroc comparativement à celui des Juifs algériens et tunisiens dont le sort a été moins enviable. En Algérie, leur nationalité française a été abrogée. Plus de 12000 appelés, exclus des unités combattantes françaises, ont été envoyés aux camps de Bedeau à partir de janvier 1943. En Tunisie, occupée quelque temps par l’Allemagne nazie, la situation a été pire encore, malgré la résistance (faible) du grand bey de Tunis. Soumis à l’étoile jaune et au travail obligatoire, les jeunes gens raflés à la sortie des synagogues se sont retrouvés dans les camps de travail des forces occupantes, lesquels camps furent souvent pilonnés par l’aviation alliée. Il y a eu de nombreuses victimes, certaines déportées et exterminées en Europe. Leurs noms sont gravés sur un monument aux morts, à Tunis.

« Les camps du désert saharien ont été les pires de la seconde guerre mondiale » affirme Martin Gilbert, spécialiste britannique de la Shoah. Est-ce bien raisonnable de le penser ? Est-ce que Bou Arfa ou Berguent étaient pires qu’Auschwitz ? « Il est évident que toute comparaison avec les camps d’extermination nazis en Europe est une témérité qu’un historien n’a pas, tant sur le plan éthique que sur le plan professionnel, le droit de se permettre » (Jamaâ Baïda, université de Rabat).

Que faut-il comprendre, d’autre part, des efforts de certains spécialistes et hommes politiques (marocains) pour canoniser Mohamed V ? Existe-t-il une version politiquement correcte de l’Holocauste selon laquelle les Arabes seraient les grands oubliés de Yad Vashem ? Faut-il tordre le cou à l’histoire pour donner aux contentieux actuels un écho particulier ?

A Berguent, on a une petite idée de la réponse. Depuis deux ans, un festival renoue pendant trois jours d’été avec le patrimoine culturel et historique de la localité (journal le Soir Echos, 7 septembre 2012). Diverses manifestations populaires et scientifiques valorisent les rencontres et la tolérance où les Juifs retrouvent toute leur place. Réapprendre le vivre ensemble est le symbole vrai d’une mémoire vivante.

C’est que le passé est un grand corps fragile qu’il faut manier avec précaution.

Jean-Paul Fhima

Tribune Juive

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