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CHRONIQUE DE MOGADOR : LES SÉVICES DE LA PIÉTÉ, par Ami Bouganim

CHRONIQUE DE MOGADOR : LES SÉVICES DE LA PIÉTÉ

Ami Bouganim

C'était du temps où l'on était convaincu que ce monde était une vallée des pleurs – même à Mogador ! – et l'autre une salle des banquets où l'on était nourri à la manne et se régalait de léviathan arrosé de vin provenant des raisins du paradis. On était encore convaincu que plus on était pieux et malheureux en ce monde et plus on serait célébré et heureux dans l'autre. Sans cela on n'aurait pas autant résisté et passé deux mille ans à perpétuer les lignées d'une génération à l'autre. De l'avis de tous ceux qui avaient connu Serouya en ce monde, sa place dans l'autre ne pouvait être qu'une place de choix, à la célèbre table d'honneur des Patriarches et des Prophètes présidée par le Très-Haut. Dix ans après sa mort, on se souvenait toujours de lui comme d'un pauvre hère très pieux qui n'avait pas une belle voix pour mériter le titre de chantre, d'œuvre kabbalistique à son crédit pour mériter celui de sage, de pronostics sur le dévoiement du monde pour mériter celui de prophète.

Serouya était originaire de Tétouan où la situation était si dure que ses habitants migraient vers les villes du sud. Sitôt à Mogador, il découvrit que la vie au mellah était encore plus misérable que dans sa ville natale. Il perdit sa femme et cinq de ses sept enfants dans l'épidémie de tuberculose qui sévissait alors dans la région et les deux rescapés – deux garçons – décidèrent de rejoindre leurs cousins au Brésil où ils s'improvisèrent successivement cultivateurs de noix, producteurs de caoutchouc et bateleurs sur l'Amazone. Ils envoyaient régulièrement de l'argent et des colis par l'intermédiaire de coursiers qui assuraient la liaison entre le Brésil et Tanger. Serouya distribuait l'argent aux pauvres et vendait le contenu des colis aux Berbères. Des queues de lézard, des écailles d'iguanes, de la gelée de piranhas, de la purée de langue de crocodile, des queues chasse-mouches, des peaux de serpents. Il recevait également des lettres en espagnol transcrit en lettres rashitiques où ses garçons lui contaient par le détail leurs conditions de vie pour le rassurer sur leur degré de pratique religieuse. Serouya n'avait peur ni des bêtes sauvages ni de la réputation cannibale des Indiens, il redoutait que ses fils n'abandonnent la voie des ancêtres, prennent des femmes étrangères et se livrent au culte du vaudou. Il était si inquiet qu'il marquait trois fois le même service religieux, pour lui et pour ses deux héritiers. Il en connaissait sur l'Amazone plus que tous les lettrés de l'Alliance Israélite Universelle sur La Seine.

Un jour, une décennie après sa mort, on vit débarquer un de ses fils accoutré en chasseur de brousse. Il disait être venu récupérer l'héritage de son père et tout le mellah soupira d'ennui comme chaque fois que se déclarait un litige de succession. Les gens n'étaient pas assez riches pour laisser un héritage qui valût la peine qu'on se dispute pour lui et les juges du tribunal rabbinique avaient vite fait de classer l'affaire. Or ce brigand amazonien prétendait que son père lui avait légué tout ce que son frère et lui-même lui avaient confié par chèques postaux et dans les ballots de produits amazoniens qui valaient leur pesant d'or : « C'était la seule manière », expliquait-il, « de dérober nos économies aux écumeurs du fleuve. » Certains jours, il prétendait être à la tête de toute une armada de péniches qui desservait le fleuve ; d'autres, qu'il était propriétaire d'une usine de caoutchouc. En définitive, il déposa plainte contre X pour vol et recel de vol « sinon pour meurtre » et comme il était de nationalité brésilienne, il se mit sous la protection du consul d'Allemagne qui cherchait désespérément des protégés.

Les bureaux de la Résidence n'ouvrirent une enquête que pour la classer aussitôt. Mais le malotru ne céda ni ne plia ; il voulait son héritage, il l'aurait. Il réclama une autopsie de la dépouille de son père. Le mellah reprit incontinent le deuil du vieux et pieux Serouya trahi par sa progéniture, le Comité de communauté se scandalisa, la Résidence ne se serait pas émue si le pétulant consul d'Allemagne ne brandissait la menace de l'incident diplomatique « qui mettrait le feu aux poudres ». On exhuma la dépouille et contre toute attente on découvrit que Serouya était mort des suites de sévices dont « on ne pouvait concevoir la sauvagerie ». Le mellah résilia aussitôt l'accord de protectorat. Ses habitants ne voulaient pas plus de la protection de la France que de celle du Makhzen. Ils ne pouvaient concevoir pire sacrilège, commis de nuit, en présence d'un Fils Rebelle, contre la dépouille d'un saint homme. Tous se souvenaient encore comment il distribuait l'intégralité de l'argent qu'il recevait en dons aux synagogues et en aumônes aux plus démunis. Il était si doux, humble et aimable qu'on ne lui connaissait pas d'ennemis et que le vent même se montrait conciliant avec lui. Le mellah décida de boycotter l'électricité que les autorités coloniales venaient d'installer pour protester contre la campagne antisémite, l'atteinte au souvenir d'un saint homme et les graves soupçons qui pesaient sur X.

Le fils s'était si bien acoquiné avec le consul d'Allemagne auquel il promettait des piranhas pour ses aquariums, des grenouilles particulièrement prescientes pour sa station météorologique et des plants d'hévéas pour faire du Maroc la plantation pouvant assurer les besoins de l'Allemagne en caoutchouc qu'il menaçait de déclencher l'incident diplomatique dont les juifs paieraient les frais. Ce fut alors que l'on vit le fils de l'ancien cheikh de la société mortuaire se constituer prisonnier et révéler qu'il tenait de son père que Serouya avait bel et bien subi tous les sévices prévus par le rite concernant les hommes pieux : « C'est qu'il a eu une belle mort, dit-il. – Il est mort dans son sommeil ? – Mieux. – Il est mort un shabbat ? – Mieux. – Il est mort pendant sa sieste un shabbat ? – Mieux. » On ne voyait pas ce qui pouvait être meilleur : « Il est mort d'un arrêt cardiaque aux premières lueurs de l'aube alors qu'il récitait ses dernières pénitences la veille de Kippour. – Dans son lit ? – Mieux, à la synagogue où il avait sa place. »

La société mortuaire s'était réunie en toute urgence – à mort exceptionnelle séance exceptionnelle. On connaissait la grande piété de Serouya, nul n'avait rien à lui reprocher et pour connaître une si belle mort, il fallait qu'il soit un Juste inconnu au moins. Le cheikh de la société mortuaire décida qu'on lui accorderait le traitement réservé aux seuls Justes complets. On strangula la dépouille, lui creva les yeux, lui arracha les dents, lui perça les oreilles, le lacéra avec des lanières, le retourna dans tous les sens… s'acharna tant et si bien contre la elle qu'elle devint méconnaissable. Le détective et le médecin légiste ne comprenaient pas : « C'est le régime réservé aux pieux Justes complets. Ce n'est plus pratiqué de nos jours et même dans le temps, ce n'était pas tous les jours qu'on l’envisageait. Une fois tous les dix ou trente ans. C'étaient autant de sévices qu'on lui épargnait dans l'autre monde au cas où il se trouverait une créature satanique pour l'accuser de peccadilles commises par distraction ou dans son sommeil. » Les autorités réclamèrent de consulter le registre des décès : « On ne le peut pas, il est coutume d'enterrer le registre avec le cheikh pour qu'il puisse retrouver ses morts dans l'autre monde. »

Le contrôleur civil n'eut d'autre choix que de vider son incident diplomatique avec le consul d'Allemagne par un pugilat sur la plage devant la communauté internationale au grand complet. Malheureusement, on n'a pas su me dire sur les berges de l'Amazone qui l'emporta, mais on m'assura, tant à Belém qu'à Manaus, que l'arrière-petit-fils de Serouya, ancien contrebandier reconverti dans le commerce du sacré, excipait de la sainteté de son aïeul pour s'improviser à Manaus « grand sorcier toutes religions confondues »…

Photo : Claude Sitbon, Collection Paul Dahan.

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